Recompositions de la puissance
Femmes soldats lors d'un défilé militaire en Corée du Nord, 9 septembre 2013
Crédit : Uri Tours / CC BY SA
Femmes soldats lors d'un défilé militaire en Corée du Nord, 9 septembre 2013.
Si de nombreux pays organisent encore des parades militaires pour commémorer des dates importantes de leur histoire nationale, les défilés de grande ampleur, où le matériel militaire le plus sophistiqué est exhibé, sont généralement l’apanage des régimes autoritaires, où ces démonstrations de puissance ont une vocation propagandiste, à usage à la fois interne (souder la nation derrière le régime) et externe (impressionner l’ennemi).
Résumé
La vision traditionnelle de la puissance repose sur une série limitée de facteurs, dont les capacités militaires. Elle s’est raffinée avec l’introduction du concept de soft power qui souligne l’existence de capacités de persuasion non liées à la coercition. Avec la montée des interdépendances dues à la mondialisation, l’idée de puissance structurelle s’est imposée. Elle met l’accent sur l’importance de la définition du cadre d’action dans lequel opèrent les acteurs de l’espace mondial.
La puissance est la capacité d’un acteur d’imposer sa volonté aux autres ou, selon Max Weber (Économie et société, 1921), « toute chance de faire triompher, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance ». C’est-à-dire à la fois pouvoir obliger l’autre à agir contre son souhait et l’empêcher d’agir selon sa volonté. Objet de nombreux débats, la puissance est relative et s’inscrit toujours dans une relation dynamique et intersubjective entre les acteurs et dans un contexte historique particulier, d’où la difficulté de hiérarchiser les acteurs selon leur puissance.
Du hard au soft power
L’identification des facteurs de puissance, c’est-à-dire ce sur quoi elle repose, varie considérablement selon les auteurs. La taille du territoire et de la population, l’abondance des ressources naturelles, les capacités militaires ou industrielles, la richesse et le niveau de développement ou le moral national sont souvent mis en avant, sans pour autant faire consensus. D’une part, la quantification de certains indicateurs est impossible ; d’autre part, certains facteurs sont relatifs : une population importante peut être un atout autant qu’un handicap, en fonction du niveau de développement, d’éducation, etc. Surtout, la puissance d’un État résulte, non de données objectives, mais de la combinaison de ces différents éléments et de la volonté de les utiliser.
Facteurs de la puissance étatique : du hard au soft power, 2018

Commentaire : Ce graphique propose de comparer sept pays ou groupe de pays (l’UE) selon différents critères de puissance. L’UE est atypique car elle n’a pas de politique commune pour la plupart des critères, il s’agit donc de l’addition des valeurs des États membres. Les États-Unis, l’UE et la Chine dominent selon divers indicateurs. Les contrastes les plus forts étant : l’absence de rival pour les États-Unis en matière de dépenses militaires et de capitalisation boursière, l’attractivité des pays de l’UE pour les étudiants étrangers et un total important de médailles aux JO, les poids démographiques de la Chine et de l’Inde, l’investissement important du Japon en R&D ou encore l’immensité du territoire russe.
Pour de nombreux auteurs, la puissance militaire a longtemps primé, représentant la garantie de la sécurité et de l’indépendance d’un État. Pourtant, dans un monde où les interdépendances (économiques, financières, culturelles, etc.) sont de plus en plus fortes, il devient impossible pour un acteur d’imposer totalement sa volonté aux autres par la contrainte. Ainsi malgré les discours et les postures martiales de certains dirigeants (Trump, Poutine, etc.), la puissance fondée uniquement sur la coercition paraît de moins en moins efficace et pertinente ; c’est l’« impuissance de la puissance » (Bertrand Badie, 2013). Aujourd’hui, la véritable puissance s’affirme moins de façon brutale ou par la menace que par l’influence, la persuasion et le marchandage. C’est la maîtrise des interdépendances qui importe dorénavant, ce qui se traduit par des processus de domination moins affirmés : il ne s’agit plus de s’imposer et de conquérir, mais de négocier, de convaincre et de contrôler.
Évolution des dépenses militaires, 1988-2016

Commentaire : Les données des dépenses militaires du Sipri font référence, mais ce think tank doit calculer des estimations pour les États peu transparents (Chine surtout, Russie, Israël ou Pakistan). Ces courbes logarithmiques montrent l’évolution des dépenses militaires entre 1988 et 2016 : celles des pays dits « anciennement industrialisés » stagnent, voire baissent, tout en restant à des niveaux élevés (États-Unis surtout) ; alors que celles d’États du Sud croissent, parfois fortement (Chine x 11 en 28 ans, Inde, Arabie Saoudite). La Russie est un cas à part : après l’effondrement de 1991, les dépenses n’ont pas retrouvé le niveau supposé des années 1980, en dépit d’une croissance forte et constante.
Dès lors, les facteurs à privilégier ne relèvent plus seulement de la puissance classique fondée sur la coercition (le hard power, qui passe par les instruments traditionnels de la puissance d’ordre principalement militaire et économique), mais également du soft power. Définie en 1990 par Joseph Nye, la notion de soft power est la capacité d’influence et de persuasion (culturelle, idéologique ou normative) non contrainte qu’exerce un acteur sur les autres. Il implique une capacité d’orienter l’agenda politique mondial et d’y rallier les autres acteurs par la séduction, la construction d’une image positive et la diffusion de valeurs auxquelles ces derniers adhèrent.
Puissance et mondialisation
La puissance a longtemps été uniquement pensée dans le cadre des relations interétatiques, dans l’idée que les acteurs étaient nécessairement de nature similaire, qu’ils entretenaient des relations directes les uns avec les autres et qu’ils agissaient dans l’espace mondial en suivant des règles de comportement identiques. La puissance reposait ainsi forcément sur des attributs aisément identifiables, liés à la nature étatique des acteurs (territoire, force armée, etc.). Cette conception classique de la puissance a commencé à être remise en cause durant les années 1980, au fur et à mesure de la prise de conscience de l’émergence des acteurs transnationaux. Ces derniers étant organisés de manière réticulaire et non territorialisée, leur capacité d’influence ne peut se comprendre à travers le prisme de la puissance étatique. Elle ne peut non plus être niée, tant est évidente la faculté qu’ont ces acteurs, en particulier les multinationales ou les grandes ONG, à imposer leurs volontés aux autres acteurs, y compris étatiques, ou à les contraindre dans leurs agissements.
Dans un monde d’interdépendance globale, la notion de « puissance structurelle » proposée par Susan Strange rend compte de la faculté d’un acteur, quelle que soit sa nature, d’influer sur la manière dont l’espace mondial se structure et dont les relations entre acteurs se nouent, et de peser sur la définition des règles en vigueur dans les domaines clés de la compétition internationale.
Susan Strange définit la puissance structurelle comme « la capacité de façonner et de déterminer les structures de l’économie politique globale au sein desquelles les autres acteurs doivent opérer ». Contrairement à la puissance relationnelle (qui s’exerce d’un acteur sur un autre acteur, en lien direct), la puissance structurelle prend en compte l’interdépendance globale générée par la mondialisation : elle sert à établir les règles de comportement qui s’imposent à l’ensemble des acteurs. Elle concerne en particulier quatre domaines : la sécurité (qui est le garant de l’(in)sécurité ?), la production (qui décide de ce qui est produit, des modes et des lieux de production ?), la finance (qui est capable de créer du crédit ?) et le savoir (qui contrôle la production et l’enseignement des connaissances ?). Aujourd’hui, ce qui importe n’est plus d’être le plus fort à un jeu donné, mais d’être celui qui fixe les règles du jeu.
Dépenses militaires, 2016

Commentaire :
- puissance > Puissance
- Capacité d’un acteur politique à imposer sa volonté aux autres. Comparable à la notion de pouvoir à l’échelle interne, la puissance n’existe pas dans l’absolu mais s’inscrit dans la relation à l’autre puisqu’elle dépend des rapports de force et de la perception qu’en ont les acteurs. Pivot de l’approche réaliste des relations internationales, elle y est conçue dans un registre géostratégique (hard power fondé sur la contrainte et la coercition, notamment militaire). La vision transnationaliste en propose une interprétation plus diversifiée, intégrant des facteurs d’influence (soft power économique, culturel, etc., de Joseph Nye) et soulignant l’importance de maîtriser les différents registres de puissance, du hard au soft (« puissance structurelle » de Susan Strange).
- acteur > Acteur
- Individu, groupe, organisation dont les actions affectent la distribution des valeurs et ressources à l’échelle planétaire. L’État a longtemps été considéré comme l’acteur principal sur la scène internationale, mais les acteurs non étatiques se sont multipliés et diversifiés (firmes, organisations non gouvernementales, groupes d’intérêt, mafias, acteurs religieux, etc.) au cours des décennies récentes. La mondialisation contemporaine se traduit par la complexification des rapports entre ces acteurs.
- territoire > Territoire
- Étendue de surface sur laquelle vit un groupe humain. Ce terme recouvre des sens différents selon les disciplines des sciences sociales. Pour les géographes : espace socialisé, construit, où la distance est continue, dont les limites sont plus ou moins précises et dont les territoires étatiques ne sont qu’une des formes. Pour les sociologues et les politistes : un territoire est la construction sociale d’un espace dont le bornage par des frontières en fait le principe structurant d’une communauté politique et permet d’imposer l’autorité de l’État et son contrôle sur la population. Il est lié au contexte, à l’histoire et aux acteurs de sa construction. Max Weber associe étroitement l’État moderne rationnel-légal au critère de territorialité.
- développement > Développement
- Les définitions du développement et de son contraire – le sous-développement – ont beaucoup varié selon les objectifs politiques et les postures idéologiques de ceux qui les énonçaient. Au cours des années 1970, Walt Whitman Rostow le conçoit comme une dynamique quasi mécanique d’étapes successives de croissance économique et d’améliorations sociales, alors que Samir Amin analyse les rapports centre/périphéries, le premier fondant son développement sur l’exploitation des secondes. En Amérique latine, la théorie de la dépendance dénonçait l’ethnocentrisme du modèle universel d’un simple retard à rattraper par la modernisation. Parler de « pays » pauvres ou en développement occulte les inégalités existant aussi à l’intérieur des sociétés (du Nord comme du Sud) et les connexions des individus aux processus de mondialisation.
- État
- L’État est un système politique centralisé (différent du système féodal), différencié (de la société civile, espace public/privé), institutionnalisé (dépersonnalisation de l’institution), territorialisé (un territoire dont les frontières marquent de manière absolue les limites de sa compétence), qui prétend à la souveraineté (détention du pouvoir ultime) et se doit d’assurer la sécurité de sa population. En droit international public, l’État se définit par une population qui vit sur un territoire borné par des frontières sous l’autorité d’un pouvoir politique (État national territorial).
- sécurité > Sécurité
- Ensemble de représentations et de stratégies qu’un acteur individuel ou collectif tend à élaborer pour réduire les menaces auxquelles il se sent confronté. Dans le domaine international, la sécurité peut prendre la forme : 1) d’un équilibre instable et précaire entre sécurités nationales, gagé sur la puissance des États ; 2) d’un aménagement concerté de cet équilibre (sécurité internationale) ; 3) de la mise en place d’un régime de sécurité qui s’impose à l’ensemble des États qui sont parties prenantes (sécurité collective). Au-delà de la menace tangible, les discours sécuritaires tendent à représenter des objets ou des groupes de personnes comme des dangers pour la sécurité des États, notamment afin de justifier des politiques sécuritaires (état d’urgence, actions militaires, fermeture des frontières, etc.).
- interdépendances > Interdépendance
- Mode de relation fondée sur une interaction dense et continue entre entités sociales et politiques, conduisant à une réduction de l’autonomie de chacune d’entre elles qui se trouvent en partie reconstruites l’une en fonction de l’autre. Appliquée aux États notamment dans le contexte de la mondialisation, elle implique une réduction ou une modulation de la souveraineté, de même qu’une relativisation de la puissance : l’interdépendance suppose en effet une dépendance du faible à l’égard du fort, tout autant qu’une dépendance partielle du fort à l’égard du faible.
- acteurs transnationaux > Acteur transnational
- L’acteur transnational agit dans l’espace mondial, seul ou en réseau, en dépassant le cadre étatique national. Il échappe en partie au contrôle ou à l’action médiatrice des États.
- réticulaire > Réseau
- La géographie classique a toujours survalorisé les surfaces, les territoires, les pays et les terroirs, mais l’analyse des réseaux est maintenant placée au cœur de sa démarche. Ils sont définis comme un espace où la distance est discontinue, et composés de nœuds reliés par des lignes. Ils sont soit matériels (réseaux de transport de personnes, de biens ou d’énergie, câbles informatiques et autoroutes de l’information), soit immatériels. Partiellement dématérialisés (internet par exemple), ils sont le fait aussi bien d’individus que d’organisations. Les philosophes (Gilles Deleuze et Félix Guattari), les sociologues (Manuel Castells), les politistes (James Rosenau) et les économistes utilisent ce concept pour analyser les logiques réticulaires de fonctionnement des individus.
- ONG > Organisation non gouvernementale
- L’usage de cette expression s’est développé à la suite de son insertion dans l’article 71 de la Charte des Nations unies. Il n’existe pas de statut juridique international des ONG, si bien que ce sigle désigne des acteurs très différents selon les discours et les pratiques. Il s’agit généralement d’associations constituées de manière durable par des particuliers en vue de réaliser des objectifs non lucratifs, souvent liés à des valeurs et des convictions (idéologiques, humanistes, écologiques, religieuses, etc.) et non des intérêts. Actives tant à l’échelle locale que mondiale, sur des thèmes divers, les ONG se comptent aujourd’hui par dizaines de milliers, mais sont d’importances très inégales en termes de budget, de personnel et de développement.
- mondialisation > Mondialisation
- Le terme mondialisation renvoie à un ensemble de processus multidimensionnels (économiques, culturels, politiques, financiers, sociaux, etc.) qui reconfigurent l’espace mondial. Ces processus ne consistent pas seulement en un changement d’échelle généralisé vers le mondial car ils ne convergent pas nécessairement, ne touchent pas tous les individus et n’ont pas sur eux les mêmes effets. Plus que l’intensification des échanges de tous types, l’internationalisation des économies ou l’essor des connexions, la mondialisation contemporaine désigne les transformations de l’organisation spatiale des relations économiques, politiques, sociales et culturelles.
- sécurité > Sécurité
- Ensemble de représentations et de stratégies qu’un acteur individuel ou collectif tend à élaborer pour réduire les menaces auxquelles il se sent confronté. Dans le domaine international, la sécurité peut prendre la forme : 1) d’un équilibre instable et précaire entre sécurités nationales, gagé sur la puissance des États ; 2) d’un aménagement concerté de cet équilibre (sécurité internationale) ; 3) de la mise en place d’un régime de sécurité qui s’impose à l’ensemble des États qui sont parties prenantes (sécurité collective). Au-delà de la menace tangible, les discours sécuritaires tendent à représenter des objets ou des groupes de personnes comme des dangers pour la sécurité des États, notamment afin de justifier des politiques sécuritaires (état d’urgence, actions militaires, fermeture des frontières, etc.).