Résumé

La vision traditionnelle de la puissance repose sur une série limitée de facteurs, dont les capacités militaires. Elle s’est raffinée avec l’introduction du concept de soft power qui souligne l’existence de capacités de persuasion non liées à la coercition. Avec la montée des interdépendances dues à la mondialisation, l’idée de puissance structurelle s’est imposée. Elle met l’accent sur l’importance de la définition du cadre d’action dans lequel opèrent les acteurs de l’espace mondial.

La puissance est la capacité d’un acteur d’imposer sa volonté aux autres ou, selon Max Weber (Économie et société, 1921), « toute chance de faire triompher, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance ». C’est-à-dire à la fois pouvoir obliger l’autre à agir contre son souhait et l’empêcher d’agir selon sa volonté. Objet de nombreux débats, la puissance est relative et s’inscrit toujours dans une relation dynamique et intersubjective entre les acteurs et dans un contexte historique particulier, d’où la difficulté de hiérarchiser les acteurs selon leur puissance.

Du hard au soft power

L’identification des facteurs de puissance, c’est-à-dire ce sur quoi elle repose, varie considérablement selon les auteurs. La taille du territoire et de la population, l’abondance des ressources naturelles, les capacités militaires ou industrielles, la richesse et le niveau de développement ou le moral national sont souvent mis en avant, sans pour autant faire consensus. D’une part, la quantification de certains indicateurs est impossible ; d’autre part, certains facteurs sont relatifs : une population importante peut être un atout autant qu’un handicap, en fonction du niveau de développement, d’éducation, etc. Surtout, la puissance d’un État résulte, non de données objectives, mais de la combinaison de ces différents éléments et de la volonté de les utiliser.

Facteurs de la puissance étatique : du hard au soft power, 2018 

Sources : Nations unies ; Sipri ; IISS ; Banque mondiale ; Ycharts ; Unesco ; CIO.

Commentaire : Ce graphique propose de comparer sept pays ou groupe de pays (l’UE) selon différents critères de puissance. L’UE est atypique car elle n’a pas de politique commune pour la plupart des critères, il s’agit donc de l’addition des valeurs des États membres. Les États-Unis, l’UE et la Chine dominent selon divers indicateurs. Les contrastes les plus forts étant : l’absence de rival pour les États-Unis en matière de dépenses militaires et de capitalisation boursière, l’attractivité des pays de l’UE pour les étudiants étrangers et un total important de médailles aux JO, les poids démographiques de la Chine et de l’Inde, l’investissement important du Japon en R&D ou encore l’immensité du territoire russe.

Pour de nombreux auteurs, la puissance militaire a longtemps primé, représentant la garantie de la sécurité et de l’indépendance d’un État. Pourtant, dans un monde où les interdépendances (économiques, financières, culturelles, etc.) sont de plus en plus fortes, il devient impossible pour un acteur d’imposer totalement sa volonté aux autres par la contrainte. Ainsi malgré les discours et les postures martiales de certains dirigeants (Trump, Poutine, etc.), la puissance fondée uniquement sur la coercition paraît de moins en moins efficace et pertinente ; c’est l’« impuissance de la puissance » (Bertrand Badie, 2013). Aujourd’hui, la véritable puissance s’affirme moins de façon brutale ou par la menace que par l’influence, la persuasion et le marchandage. C’est la maîtrise des interdépendances qui importe dorénavant, ce qui se traduit par des processus de domination moins affirmés : il ne s’agit plus de s’imposer et de conquérir, mais de négocier, de convaincre et de contrôler.

Évolution des dépenses militaires, 1988-2016 

Source : Sipri, Sipri Military Expenditure Database, www.sipri.org 

Commentaire : Les données des dépenses militaires du Sipri font référence, mais ce think tank doit calculer des estimations pour les États peu transparents (Chine surtout, Russie, Israël ou Pakistan). Ces courbes logarithmiques montrent l’évolution des dépenses militaires entre 1988 et 2016 : celles des pays dits « anciennement industrialisés » stagnent, voire baissent, tout en restant à des niveaux élevés (États-Unis surtout) ; alors que celles d’États du Sud croissent, parfois fortement (Chine x 11 en 28 ans, Inde, Arabie Saoudite). La Russie est un cas à part : après l’effondrement de 1991, les dépenses n’ont pas retrouvé le niveau supposé des années 1980, en dépit d’une croissance forte et constante.

Dès lors, les facteurs à privilégier ne relèvent plus seulement de la puissance classique fondée sur la coercition (le hard power, qui passe par les instruments traditionnels de la puissance d’ordre principalement militaire et économique), mais également du soft power. Définie en 1990 par Joseph Nye, la notion de soft power est la capacité d’influence et de persuasion (culturelle, idéologique ou normative) non contrainte qu’exerce un acteur sur les autres. Il implique une capacité d’orienter l’agenda politique mondial et d’y rallier les autres acteurs par la séduction, la construction d’une image positive et la diffusion de valeurs auxquelles ces derniers adhèrent.

Puissance et mondialisation

La puissance a longtemps été uniquement pensée dans le cadre des relations interétatiques, dans l’idée que les acteurs étaient nécessairement de nature similaire, qu’ils entretenaient des relations directes les uns avec les autres et qu’ils agissaient dans l’espace mondial en suivant des règles de comportement identiques. La puissance reposait ainsi forcément sur des attributs aisément identifiables, liés à la nature étatique des acteurs (territoire, force armée, etc.). Cette conception classique de la puissance a commencé à être remise en cause durant les années 1980, au fur et à mesure de la prise de conscience de l’émergence des acteurs transnationaux. Ces derniers étant organisés de manière réticulaire et non territorialisée, leur capacité d’influence ne peut se comprendre à travers le prisme de la puissance étatique. Elle ne peut non plus être niée, tant est évidente la faculté qu’ont ces acteurs, en particulier les multinationales ou les grandes ONG, à imposer leurs volontés aux autres acteurs, y compris étatiques, ou à les contraindre dans leurs agissements.

Dans un monde d’interdépendance globale, la notion de « puissance structurelle » proposée par Susan Strange rend compte de la faculté d’un acteur, quelle que soit sa nature, d’influer sur la manière dont l’espace mondial se structure et dont les relations entre acteurs se nouent, et de peser sur la définition des règles en vigueur dans les domaines clés de la compétition internationale.

Susan Strange définit la puissance structurelle comme « la capacité de façonner et de déterminer les structures de l’économie politique globale au sein desquelles les autres acteurs doivent opérer ». Contrairement à la puissance relationnelle (qui s’exerce d’un acteur sur un autre acteur, en lien direct), la puissance structurelle prend en compte l’interdépendance globale générée par la mondialisation : elle sert à établir les règles de comportement qui s’imposent à l’ensemble des acteurs. Elle concerne en particulier quatre domaines : la sécurité (qui est le garant de l’(in)sécurité ?), la production (qui décide de ce qui est produit, des modes et des lieux de production ?), la finance (qui est capable de créer du crédit ?) et le savoir (qui contrôle la production et l’enseignement des connaissances ?). Aujourd’hui, ce qui importe n’est plus d’être le plus fort à un jeu donné, mais d’être celui qui fixe les règles du jeu.

Dépenses militaires, 2016 

Source : Sipri, Sipri Military Expenditure Database, www.sipri.org 

Commentaire :

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