Ni objectives ni exhaustives, les cartes ne sont qu’une interprétation du réel. Leur réalisation résulte d’une suite de choix, de lectures subjectives, d’une manière de voir, parfois de manipulation, souvent d’approximation. Ces images graphiques doivent permettre une perception instantanée et une mémorisation facile de l’information représentée ; leur efficacité s’appuie sur les règles de la sémiologie graphique. Des habitudes de représentation d’une géographie traditionnelle ne fonctionnent plus pour cartographier l’espace mondial, qu’il s’agisse de l’orientation au nord, du centrage sur l’Europe, de l’inexistence du Pacifique traditionnellement coupé en deux, ou des limites convenues.

Tout projet de carte pose la question de la disponibilité, de la qualité et la cohérence des sources et des données statistiques, celles-ci étant à l’image des acteurs qui les produisent. Cet ouvrage essaie, malgré les difficultés à réunir les données pertinentes sur certains sujets et les problèmes de représentation de la densité de réseaux d’échanges complexes, de trouver pour chacune des six grandes thématiques qu’il aborde un équilibre entre une vision d’ États juxtaposés et celle d’un monde de plus en plus transnational et global.

Identification des sources et collecte des données

La recherche, la collecte et le traitement des données ainsi que leur transcription graphique constituent les principales étapes du processus d’élaboration du document. Les décisions doivent être prises avec rigueur puisque l’interprétation des documents graphiques réalisés (cartes, graphiques, matrices, etc.) en dépend. Choisir un thème à cartographier, c’est aussi mettre en lumière un cas parmi d’autres. Le premier choix, le plus important, est de bien identifier le sujet à traiter graphiquement.

La révolution numérique a rendu les statistiques utiles aux sciences sociales plus accessibles, plus nombreuses et de meilleure qualité (malgré des carences dans certains domaines). La complexité des phénomènes abordés dans cet atlas nécessite de les réunir, les comparer et les articuler entre elles en gardant à l’esprit les statuts et les logiques de production de leurs auteurs. Il faut aussi accepter que les cartes et les graphiques ne montrent qu’un compromis, à un moment donné, entre un questionnement, des données plus ou moins vérifiables et des choix de représentation.

Les statistiques « officielles » (produites par les instituts nationaux de statistique, les ministères, les agences gouvernementales, etc.), issues des recensements nationaux, de la comptabilité nationale ou encore d’enquêtes, sont les plus abondantes. Leur qualité (exhaustivité, comparabilité, historicité, actualité, etc.) est conditionnée par les capacités administratives, techniques et conceptuelles que peuvent, et veulent, mettre en œuvre les États. Elles peuvent être amnésiques, indisponibles, voire falsifiées, notamment dans les États autoritaires ; indigentes et peu fiables dans les États les plus pauvres où même l’état civil fait parfois défaut. De plus, les fonctionnaires producteurs de données ne jouissent pas tous de la même garantie d’indépendance, ce qui influence la qualité des résultats (plus particulièrement en ce qui concerne les migrations, l’emploi, le chômage, les appartenances religieuses ou ethniques). Enfin, une partie des données découle du fonctionnement administratif des acteurs étatiques ; l’outil de gestion prime alors sur l’instrument de connaissance.

Les organisations internationales (OI) collectent, compilent, harmonisent et diffusent un grand nombre de données statistiques issues des États qui les composent. Elles mènent aussi leurs propres enquêtes, calculent des estimations et des projections et construisent des indicateurs composites. Ceux-ci font référence mais leur logique de production est fortement liée à leurs objectifs (classement, évaluation, etc.). Les OI réalisent également des rapports de synthèse sur différents thèmes, seules ou en coopération avec d’autres organismes interétatiques comme l’OCDE et les banques régionales de développement. Ce foisonnement ne règle pas le problème fondamental du cartographe : comment, avec des informations majoritairement étatiques, comprendre et rendre compte d’un monde de flux transnationaux et continus.

Les grandes ONG produisent régulièrement des données, des analyses et des rapports largement diffusés en ligne (Médecins sans frontières, Reporters sans frontières, Amnesty International, Greenpeace, Transparency International, etc.), base de leurs activités de plaidoyer. Transnationales par définition, elles sont moins contraintes, mais leur caractère militant est toujours à prendre en compte. Enfin, les données de certains centres de recherche font référence dans des champs d’études comme la pauvreté ou la conflictualité.

Pour des raisons de concurrence, les acteurs privés, surtout les entreprises, ne livrent pas facilement leurs données. Par exemple, les chiffres d’affaires des firmes globales sont collectés par des organismes privés, disponibles dans la presse spécialisée et en ligne mais difficiles à croiser avec d’autres sources. Pour le reste, il faut étudier leurs rapports d’activité annuels destinés aux actionnaires (publication obligatoire pour les sociétés cotées en bourse), intéressants par ce qu’ils révèlent de l’organisation et des logiques propres à la firme, mais où les données spatialisées sont souvent sommaires. L’opacité domine en ce qui concerne les flux financiers mondiaux, de surcroît extrêmement mobiles et en partie illicites. Enfin, de nombreuses statistiques pouvant servir de base à une activité lucrative sont payantes. Quant aux acteurs illégaux (migrations clandestines, paradis fiscaux, mafias, trafics, travail informel ou forcé, etc.), ils restent peu connus, même si les risques globaux que représentent ces pans invisibles de l’économie mondiale commencent à être étudiés de plus près par certaines agences de l’ONU telles que l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) et l’Organisation internationale du travail (OIT).

Échelles de temps et d’espace

Le flux continu d’informations dans lequel les individus sont immergés laisse peu de place à la prise en compte de temporalités plus longues qui éclaireraient les événements. Utilisés comme illustrations de l’actualité, les chiffres mis en images sont trop souvent isolés de leur contexte, les sources généralement absentes ou incomplètes et pas forcément croisées. Dans le domaine économique notamment sont souvent mis en valeur des taux de variation d’une année sur l’autre, ce qui fait perdre en chemin les valeurs absolues et les principaux ordres de grandeur. Paradoxalement, l’information pléthorique est souvent amnésique et ne pas inscrire le présent dans des tendances n’aide pas à penser la complexité. Autant que dans l’ espace des sociétés, mieux vaut tenter d’être multiscalaire dans le temps.

Même dans le cas où des séries cohérentes dans le temps et pour tous les pays permettent les comparaisons de façon diachronique et synchronique, le résultat peut rester très insatisfaisant. En effet, les inégalités économiques, démographiques et sociales entre les régions au sein d’un même État, souvent très importantes, sont lissées par des valeurs moyennes nationales parfois trompeuses, particulièrement pour les très grands États. La diversité socio-spatiale, sa prise en compte dans le raisonnement et sa traduction cartographique ne peuvent être atteintes qu’en utilisant des données infranationales, souvent fragmentaires, mal raccordées et difficilement comparables d’État à État. Seule l’Union européenne possède, avec Eurostat, un appareil statistique fin et cohérent. Les grands États fédéraux fournissent des données sur les États fédérés mais les nomenclatures nationales ne se raccordent pas. Enfin, pour les grandes agglomérations urbaines mondiales, il n’existe qu’assez peu de données fiables et comparables. Au total, le décalage croissant entre abondance des données et complexité des processus en cours montre qu’approcher le monde mondialisé, global et local (glocal) transnational, aux acteurs multiples, avec des outils anciens ou partiels, est de plus en plus difficile. Les chercheurs, les cartographes, les enseignants, les experts, les journalistes, les étudiants et les lecteurs de cet ouvrage sont incités à beaucoup de vigilance et de distance critique.

Voir le monde : formes et points de vue

La projection cartographique permet la transcription d’une réalité sphérique (le globe terrestre) sur une représentation plane (la carte). Pour des raisons mathématiques, la projection ne peut respecter en même temps les distances, les angles et les superficies. Chaque projection déforme donc l’une ou l’autre de ces dimensions de manière sélective. De plus, le centrage choisi influence l’interprétation de la carte puisqu’il confère plus d’importance aux régions placées au milieu.

Ainsi, en associant projection et centrage, on obtient de forts écarts de « silhouette » du monde. Par exemple, la projection Mercator déforme les surfaces plus on se rapproche des pôles, exagérant l’importance des pays du Nord. Aussi cylindrique, la projection Plate carrée respecte davantage les surfaces. À l’inverse, certaines projections concentrent les discontinuités et les déformations dans les océans pour préserver la forme des continents. C’est le cas des projections Waterman et Fuller, dont l’éclatement des masses continentales facilite le tracé de flux, de la projection Goode, qui répartit les continents dans des lobes verticaux, et d’Atlantis, asymétrique autour de l’océan Atlantique. Enfin, les projections Bertin 1953, Natural Earth ou Mollweide proposent des compromis intéressants en cartographie dite thématique, alliant fidélité des surfaces et des formes continentales et compacité du dessin.

Le choix du centrage de la projection cartographique présente un éventail de possibilités quasi infini, certains paramétrages pouvant produire un monde difficile à reconnaître, conditionnés que nous sommes par notre vision d’une Europe au centre et du Nord en haut. La désaccoutumance n’est pas aisée. Selon les projections, le décentrement s’opère sur la longitude (coulissement Est-Ouest), la latitude (bascule Nord-Sud), la rotation ou les trois à la fois. L’outil de cartographie en ligne Khartis permet notamment de jouer facilement avec ces déformations et ces points de vue.

Projections cartographiques diverses

Voir le temps : le cas des graphiques

La visualisation des données sous forme de graphiques se révèle tout aussi efficace que les cartes. Ils fournissent des alternatives quand la spatialisation est lacunaire, inexistante voire impossible, ou bien lorsque que l’on souhaite simplifier l’information (en catégories). Les graphiques sont très adaptés pour montrer la dimension chronologique.

L’échelle verticale est à considérer attentivement. En plus de la valeur du « plancher » dont l’axe du zéro est parfois tronqué, il faut différencier la progression arithmétique de celle logarithmique. La première, la plus répandue, montre une succession de hauteurs alors que la seconde traduit l’évolution grâce à la pente de la courbe. Or l’échelle arithmétique renvoie souvent une impression d’évolution exponentielle, sans que l’on puisse voir les valeurs faibles ; l’échelle logarithmique transcrit l’évolution plus juste d’une date à l’autre et permet de comparer les tendances quelles que soient les valeurs (même les très faibles).

Les collections de courbes sont des graphiques adaptés pour comparer des profils chronologiques. Les courbes sont triées verticalement pour faire ressortir les similarités dans le temps (début, pics, bas et fin).

Échelle verticale des graphiques et collection de courbes

Sources : Louis Johnston et Samuel H. Williamson, « What Was the U.S. GDP Then ? », measuringworth.com ; US Department of Homeland Security

Types de données

Association de figurés, de symboles et de couleurs, les cartes et les diagrammes sont des images construites, donc en partie subjectives. Néanmoins, elles résultent d’une démarche scientifique qui s’appuie notamment sur la nature des données. On peut identifier deux familles principales de données selon les relations qu’entretiennent les valeurs.

Les quantités ou les effectifs (statiques ou dynamiques : population, flux de personnes, capitalisation boursière, PIB, etc.) sont triés selon un ordre croissant ou décroissant car liés par une relation de proportionnalité. Ces quantités peuvent être rapportées à une autre, on parle alors de quantités relatives (pourcentages, taux, densités, rendements, etc.), elles sont aussi ordonnées mais souvent rassemblées en classes qui entretiennent des rapports de hiérarchie. Cette partition – ou discrétisation – ne se fait pas au hasard, elle utilise des méthodes statistiques (s’appuyant sur la moyenne, l’écart-type, la médiane, etc.) ou manuelles (seuils observés). Ces méthodes sont variées et produisent des cartes différentes. Pour pouvoir comparer des cartes entre elles, il est impératif d’utiliser le même type de discrétisation.

Les données qualitatives peuvent être ordonnées (avec un ordre logique : dates, etc.), elles sont alors traitées de manière identique aux quantités relatives, ou non ordonnées (présence/absence d’une ONG dans un pays, appartenance à une organisation régionale, etc.), et entretiennent des relations de différence ou de ressemblance.

Transcriptions (carto)graphiques

Le renouvellement de la cartographie est issu des avancées de la sémiologie graphique qui, à partir des années 1950-1960, a été portée par les travaux de Jacques Bertin. En rupture nette avec la période précédente faite de cartes topographiques (dites d’état-major) et de croquis géographiques régionaux, Bertin synthétise un ensemble de règles permettant de traiter et de transcrire visuellement les informations. Son travail sur les variables visuelles combinées aux « primitives graphiques » (le point, la ligne et la zone) a révolutionné la cartographie pour enfin produire des cartes « à voir » (constituées de symboles et de couleurs) et non plus « à lire » (avec une forte présence de textes et des chiffres). Bien que la sémiologie graphique ait ensuite été adoptée, enrichie et parfois contestée par l’irruption successive d’outils et de pratiques nouvelles (système d’information géographique, infographie, cartographie dynamique, dataviz, etc.), elle demeure une grammaire visuelle robuste et incontournable.

Les choix graphiques doivent être pris en cohérence avec les données représentées. La proportionnalité, l’ordre ou la différence appellent des réponses graphiques différentes. Les confondre rend l’image au mieux peu lisible, au pire inexacte, voire manipulatrice.

Proportionnalité et ordre

La relation de proportionnalité entre les quantités absolues se traduit par la variation de taille des points, des traits ou des barres. Les quantités relatives déjà traitées en classes sont transcrites par des gammes de couleurs, ordonnées de la plus claire à la plus foncée (camaïeu). L’ordre visuel respecte l’ordre des données. Une rupture visuelle dans la gamme de couleurs ordonnées peut servir à mettre en évidence un phénomène particulier (par exemple, le passage d’une évolution positive à une évolution négative).

La comparaison de ces deux types de cartes enrichit considérablement la réflexion. On peut juxtaposer les deux images ou les superposer. Dans le cas d’une population, les effectifs totaux montrent plutôt le poids d’un pays par rapport à un autre, alors que les valeurs rapportées à 100 habitants transcrivent l’intensité du phénomène au sein de chaque pays (et permettent la comparaison entre pays de poids très différents).

Absence d’ordre, différence ou typologie

L’utilisation de tons de couleurs différents ne marque aucune hiérarchie, seule la différence ou la ressemblance sont exprimées. Pour que la superposition de données qualitatives ne nuise pas à la lisibilité, on combine souvent la taille, le dégradé, la couleur, la forme et l’orientation des figurés pour renforcer la séparation des différents éléments.

Ces quelques considérations méthodologiques sont loin d’être exhaustives ; nous invitons le lecteur à porter systématiquement un triple regard critique sur les cartes – leur message, leurs ficelles de construction et les données utilisées – afin de dépasser l’impression de reflet du réel qu’elles véhiculent de prime abord.

Visualiser la proportionnalité, l’ordre et la différence

Sources : IDMC ; BP ; Commission européenne ; The Electoral Commission et https://data.gov.uk ; AidData, Hanban et Ministère des Affaires étrangères chinois ; Banque mondiale et World Inequality Database ; compilation de divers atlas allemands et d’après G. Duby, Grand Atlas historique, Paris, Larousse, 1997 ; OMS et division Population des Nations unies.

Citation

« Représenter l’espace mondial » Espace mondial l'Atlas, 2018, [en ligne], consulté le 15 mars 2021, URL:
https://espace-mondial-atlas.sciencespo.fr/fr/rubrique-introduction/article-0A03-FR-representer-l-espace-mondial.html

Références

  1. Bertin Jacques, La Graphique et le traitement graphique de l’information, Bruxelles, Zones sensibles, 2017.
  2. Brunet Roger, La Carte, mode d’emploi, Paris/Montpellier, Fayard/Reclus, 1987.
  3. Khartis, Sciences Po – Atelier de cartographie, https://www.sciencespo.fr/cartographie/khartis
  4. Lambert Nicolas et Zanin Christine, Manuel de cartographie. Principes, méthodes, applications, Paris, Armand Colin, 2016.
  5. Lévy Jacques, Poncet Patrick et Tricoire Emmanuelle, La Carte, enjeu contemporain, Paris, La Documentation française, 2004.
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