Mobilités d’hier en héritage
Maîtres et esclaves, Brésil début XIXe siècle
Crédit : Wikimedia Commons / Jean-Baptiste Debret
Maîtres et esclaves, Brésil début XIXe siècle.
Dans son Voyage pittoresque et historique au Brésil, Jean-Baptiste Debret (1768-1848) décrit une société de maîtres et d'esclaves où une minorité de planteurs portugais se fournit en main d'oeuvre servile africaine auprès des marchands européens dominant la traite atlantique. De cette longue histoire migratoire - forcée pour les uns, entrepreneuriale pour les autres - et de conquêtes territoriales et économiques est issue une société très métissée et très inégalitaire, où perdurent les corrélations entre couleur et pauvreté.
Résumé
L’histoire de l’humanité est faite de mobilités permanentes, dont certaines sont encore mal connues. Leur nature est très variée, qu’elles soient volontaires ou forcées, à différentes échelles de temps et d’espace, et leur capacité de transformation des sociétés et des territoires est plus ou moins grande. Mais toutes amènent à réfuter les mythes de pureté et à accepter l’évidence d’une humanité métissée.
Le lent découpage territorial du monde en États-nations et les grands récits auxquels il a donné lieu ont occulté une histoire de l’humanité faite de mobilités permanentes sur de très longues distances. Le développement des recherches interdisciplinaires (archéologie, anthropologie, géohistoire, climatologie, génétique et biologie) et celui des outils (datation et séquençage des génomes) permettent peu à peu d’affiner des hypothèses et de commencer à dessiner le passé mobile des humains. Que les migrations soient volontaires ou contraintes, plus ou moins massives, sur des distances très variables, brusques ou progressives, impliquant de profondes transformations techniques, spatiales et sociales ou seulement des hybridations par contact, il existe une très grande variété de configurations dont beaucoup restent à découvrir.
Mieux connu à partir de l’Antiquité, le monde d’ espaces approximativement découpés est sillonné de routes maritimes et terrestres, ponctuées de nœuds de réseaux que sont les comptoirs et les villes-marchés. La circulation humaine véhicule des marchandises (sel, épices, soies, or, ivoire, ambre, fourrures, porcelaine), des biens immatériels (savoirs, savoir-faire et pratiques sociales), des langues et des religions nourrissant à l’infini les métissages. Selon les pays et les périodes, cet héritage migratoire est plus ou moins valorisé ou occulté dans la construction de l’ identité nationale, comme en témoignent sa place dans les programmes de recherche, son intégration dans les grands récits et sa mise en scène dans des lieux d’histoire et de mémoire.
Traites négrières
Durant plus de treize siècles, des migrations forcées d’une extrême violence ont prélevé les forces vives de l’Afrique. Du vii e au xx e siècle, la traite orientale contrôlée par les négriers musulmans aurait déporté 17 millions d’esclaves africains vers le Maghreb et le Moyen-Orient.
Traites négrières occidentale et orientale, VIIe-XIXe siècle

Commentaire : Réalisée à partir de nombreuses sources, cette carte synthétise l’ensemble des déplacements forcés des Africains réduits en esclavage sur une longue période. Pour la traite atlantique vers les Amériques (intense pendant trois siècles, de mieux en mieux étudiée et connue), comme pour la traite orientale (vers le Maghreb et le Moyen-Orient, d’une durée beaucoup plus longue mais moins bien connue), cette carte montre l’organisation du réseau des ports, les principales zones de capture et les régions de destination. En revanche, ni les effectifs ni leurs évolutions dans le temps ne sont représentés.
La traite atlantique organisée par les négriers européens a déporté 12 millions d’hommes et, dans une moindre mesure, de femmes vers les Amériques entre le xv e et le xix e siècle. À ces deux traites s’ajoute une importante traite intra-africaine.
Beaucoup moins étudiée que le commerce triangulaire (rareté des archives et absence de mouvement abolitionniste), la traite orientale a joué un rôle important dans l’exploitation des richesses minières (le sel et l’or) et l’agriculture de plantation ou les travaux d’irrigation. La traite coloniale espagnole et portugaise des Amériques est une importation de main-d’œuvre organisée pour les besoins considérables de la production et la commercialisation des produits demandés par le marché européen (bois, sucre, café, cacao, tabac, argent et or). Les très nombreuses archives montrent son organisation, le rôle des différents acteurs (armateurs, négociants, planteurs, États – Portugal, Espagne, Angleterre, France) et son poids dans l’enrichissement européen. Le Brésil, les Antilles et le sud des États-Unis en portent l’héritage dans leur structuration sociale, spatiale et culturelle entre métissage, ségrégation et créolisation.
Durant la seconde moitié du xix e siècle et jusqu’en 1914, l’Europe connaît à la fois une très forte croissance démographique, une grande pauvreté, des crises économiques, des famines (1846-1848 en Irlande), des crises politiques et des flambées de violences antisémites en Europe centrale et en Russie.
Grande migration transatlantique, fin XIXe-début XXe siècle

Commentaire : Réalisée à partir de la compilation de nombreuses sources, cette carte détaille une des grandes migrations mondiales. Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, des millions d'Européens venus de différents pays émigrent vers les Amériques. La proportionnalité des flèches donne l'importance relative des pays d'origine. La première destination sont les États-Unis, dont le point d’entrée est Ellis Island, mais ces migrants sont aussi nombreux vers le sud du Brésil et le nord de l’Argentine. Le diagramme précise leur part, très variable, dans la population des pays d’accueil.
Au total plus de 60 millions d’Européens émigrent, dont la majorité vers les Amériques, attirés par des politiques d’incitation des États en manque de main-d’œuvre, par la diminution des temps et coûts de transport, par les espoirs d’eldorado et par le mythe du self-made man.
L’État fédéral organise et contrôle les arrivées à partir du centre d’immigration d’Ellis Island à New York où les personnes candidates sont triées, examinées, interrogées et enregistrées (la base de données publique en compte 51 millions) puis envoyées vers les emplois urbains et ruraux sur tout le territoire (1 à 2 % de refus).
L’Europe terre d’immigration
La reconstruction de l’Europe ruinée par la guerre puis la croissance des Trente Glorieuses engendrent un fort appel à la main-d’œuvre étrangère. En France, l’introduction de « bons éléments d’immigration » est encadrée par les ordonnances de 1945 et par l’Office national de l’immigration qui recrute et contrôle individus, contrats et acheminements. La complexité de procédures rigides incite les employeurs au recrutement direct, notamment des « musulmans d’Algérie » (Français à part entière, libres de circuler depuis 1947), mais à partir du début de la guerre d’Algérie (1954), les recrutements sont réorientés vers l’Espagne et le Portugal. Une masse de travailleurs immigrés sans garantie durable, intégrés dans des circulations relativement fluides mais pas dans les sociétés, porte la croissance industrielle, occupant les emplois les plus mal rémunérés dans les mines, la métallurgie, l’industrie chimique et automobile, le bâtiment, vivant à la merci des marchands de sommeil en garnis, bidonvilles puis en foyers et cités de transit. En 1973, les étrangers sont 3 millions en France, 2,8 en République fédérale d’Allemagne et le Royaume-Uni compte 1,6 million de coloured people, mais le choc pétrolier et la crise économique marquent la fin de la fluidité.
Migrants vers la France, 1931-2012

Commentaire : Construite à partir du dépouillement des recensements de la population française (pendant la période coloniale et après les indépendances), cette collection de cartes montre de façon précise l’évolution progressive des lieux de provenance des migrants, d’abord européens, puis issus de l’ex-empire et enfin du monde entier. La proportionnalité des points, dont l’échelle est commune aux trois cartes, ce qui permet la comparaison dans le temps, met en évidence le poids de chacune des nationalités
- géohistoire > Géographie
- Géographie : science sociale qui a pour objet la connaissance de la production et de l’organisation de l’espace. Cet espace sert à la reproduction sociale ; il est différencié et organisé. Géographie politique : étude de la dimension spatiale de l’organisation politique, généralement au sein des États. Géohistoire : étude géographique des processus historiques (diachronique).
- hybridations > Hybridation
- Croisement entre deux variétés d’une même espèce, l’hybridation renvoie par extension à la formation de tout système politique, religieux, institutionnel, économique, culturel, etc., synthétisant différentes influences.
- espaces > Espace
- Terme aux sens et usages multiples, catégorie bien moins abordée par les philosophes que celle du temps et qui a longtemps constitué une difficulté théorique (non consensuelle) pour les géographes dont ce devrait être l’objet central. Contrairement aux représentations courantes d’une étendue naturelle que rempliraient les sociétés, l’espace est un produit social sans cesse reconstruit par les interactions sociales. Il constitue l’une des dimensions de la vie sociale, à la fois matérielle et culturelle. Parler d’espace social n’augure pas de sa forme, territoriale, réticulaire, ou les deux à la fois.
- réseaux > Réseau
- La géographie classique a toujours survalorisé les surfaces, les territoires, les pays et les terroirs, mais l’analyse des réseaux est maintenant placée au cœur de sa démarche. Ils sont définis comme un espace où la distance est discontinue, et composés de nœuds reliés par des lignes. Ils sont soit matériels (réseaux de transport de personnes, de biens ou d’énergie, câbles informatiques et autoroutes de l’information), soit immatériels. Partiellement dématérialisés (internet par exemple), ils sont le fait aussi bien d’individus que d’organisations. Les philosophes (Gilles Deleuze et Félix Guattari), les sociologues (Manuel Castells), les politistes (James Rosenau) et les économistes utilisent ce concept pour analyser les logiques réticulaires de fonctionnement des individus.
- biens immatériels > Biens immatériels
- Utilisée dans les champs de l’économie, du droit commercial, de la sociologie, la notion de biens immatériels ou intangibles (services, savoirs, compétences, éducation) s’oppose aux biens matériels ou tangibles (matières premières, produits manufacturés et agricoles). On assiste depuis les années 1980 à une marchandisation des biens immatériels, qui ne cesse de croître avec le développement des technologies de l’information. L’Unesco a élargi en 2003 la notion de patrimoine culturel (monuments et objets) à celle de patrimoine immatériel (connaissances et savoir-faire) à protéger de la disparition ou de la marchandisation car participant de la cohésion sociale, de la responsabilité des individus et de la diversité culturelle.
- religions > Religieux
- Il n’existe pas d’acception universelle de la notion de religion, pas plus qu’il n’existe de distinction claire entre religion et secte. De manière générale, une religion est un système de croyances impliquant une distinction entre le profane et le sacré, et se manifeste par un ensemble d’actes rituels permettant de matérialiser cette distinction. Est religieux celui qui pratique ou revendique une religion, mais également celui qui fait de la religion sa profession et y consacre sa vie.
- métissages > Métissage
- Mélange ou hybridation, biologique et/ou culturel, il s’accélère à la période contemporaine mais concerne les temps longs de l’histoire de l’humanité. C’est l’obsession du modèle de l’État national territorial fermé aux circulations et homogène en termes d’identité (voire d’ethnie ou de race dans certains cas) et de culture, qui occulte cette dimension présente dans presque toutes les sociétés du monde. Certaines périodes de mobilité accrue des populations sont des accélérateurs de métissage (« découverte » du Nouveau Monde, colonisation du xixe siècle et depuis la fin du xxe siècle). Certains régimes politiques ont tenté ou tentent de le nier et le combattent (obstacles aux mariages « mixtes », relégations, ghettoïsation, déplacements de populations, épurations ethniques, exterminations, génocides).
- migratoire > Migrant
- Déplacement d’individus quittant durablement leur pays (émigration) pour se rendre dans un autre pays (immigration), de façon volontaire ou forcée (guerre, pauvreté, chômage, atteinte aux droits humains, conditions climatiques, etc.), et souvent en séjournant de façon plus ou moins temporaire dans différents pays dits de transit. Inhérents à l’histoire de l’humanité, les processus migratoires suscitent la mise en place de différents dispositifs de politiques publiques liés au contexte politique, économique et culturel ainsi qu’à la conception de la nationalité. Les États d’accueil s’efforcent d’organiser, parfois d’attirer (besoin de main-d’œuvre, exploitation de certains territoires, naturalisations, etc.), et plus souvent de restreindre l’immigration (contrôle aux frontières, quotas, titres de séjour, etc.). Les États de départ tentent, dans la plupart des cas, de maintenir des relations avec les nationaux et communautés diasporiques installées à l’étranger.
- identité nationale > Identité
- Notion ambiguë, plurielle, subjective, souvent instrumentalisée ou manipulée. Aucune identité n’est prédestinée ni naturelle, mieux vaut donc parler de construction identitaire, ou de processus de construction de représentations élaborées par un individu ou un groupe. Ces représentations ne sont ni stables ni permanentes et définissent l’individu ou le groupe à la fois par lui-même, par rapport ou en opposition aux autres, et par les autres. Les individus et les groupes en usent selon leurs intérêts et les contraintes propres à la situation dans laquelle ils se trouvent ; il s’agit donc d’une construction dans l’interaction. Cette combinaison d’appartenances, d’allégeances et de reconnaissance interne et externe est un processus complexe, plus ou moins conscient et contradictoire, toujours dans la combinaison et la recomposition.
- traite > Traite négrière
- La traite ou commerce des esclaves africains par les marchands arabo-musulmans existe dès le viie siècle (transsaharienne et vers la péninsule Arabique). Les Européens créent le troisième grand marché d’esclaves entre l’Afrique et les Amériques à partir du milieu du xvie siècle. Ce commerce triangulaire consiste à troquer avec les trafiquants africains des esclaves contre des armes, des objets manufacturés, des textiles, etc., puis à revendre les survivants du voyage aux colons américains (du nord du Brésil au sud des États-Unis), et enfin à revenir en Europe avec les produits tropicaux. Dénoncé par les Encyclopédistes durant la seconde moitié du xviiie siècle, puis par les sociétés abolitionnistes en France et en Angleterre, la traite puis l’esclavage cessent dans les Amériques au cours de la seconde moitié du xixe siècle.
- acteurs > Acteur
- Individu, groupe, organisation dont les actions affectent la distribution des valeurs et ressources à l’échelle planétaire. L’État a longtemps été considéré comme l’acteur principal sur la scène internationale, mais les acteurs non étatiques se sont multipliés et diversifiés (firmes, organisations non gouvernementales, groupes d’intérêt, mafias, acteurs religieux, etc.) au cours des décennies récentes. La mondialisation contemporaine se traduit par la complexification des rapports entre ces acteurs.
- culturelle > Culture
- Ce qui distingue l’existence humaine de l’état de nature, c’est-à-dire les processus par lesquels l’homme utilise et développe ses capacités intellectuelles. Selon Clifford Geertz (1973), la culture est un système de significations communément partagées par les membres d’une collectivité sociale, qui en font usage dans leurs interactions. Les cultures ne sont donc pas figées, elles se transforment au gré des pratiques sociales et sont à la fois porteuses de logiques d’inclusion et d’exclusion. Le culturalisme est une conception qui considère que les croyances supposées collectives et les appartenances à telle ou telle culture prédéterminent les comportements sociaux.
- créolisation > Créolisation
- Notion d’abord utilisée en linguistique et en anthropologie sociale et culturelle, puis en sciences sociales et en littérature, qui se situe à l’opposé de la thématique des identités exclusives. Née aux Antilles pour décrire une société composite, elle a été largement développée par Édouard Glissant qui l’étend à l’ensemble du monde. Proche des situations de métissage, d’hybridation ou de melting pot, elle montre que la mise en relation de peuples différents permet l’invention d’une nouvelle langue, d’une nouvelle société, différente de la somme des sociétés d’origine, et des manières de vivre déliées des généalogies et assignations identitaires territoriales.
- pauvreté > Pauvreté
- Désignant initialement le manque de ressources économiques, la notion de pauvreté s’est élargie, au cours des dernières décennies, afin d’inclure les différentes composantes du dénuement : conditions sanitaires déplorables, faible niveau d’éducation, inégalités sociales et de genre, violations des droits humains, atteintes à l’environnement, vulnérabilité accrue face aux catastrophes dites « naturelles ». L’indice de développement humain (IDH) élaboré par le Programme des Nations unies pour le développement au milieu des années 1990 (ainsi que sa variante genrée, l’indice sexospécifique de développement humain, ISDH) ou l’indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM) conçu par des chercheurs de l’université d’Oxford en 2010 s’inspirent des travaux d’Amartya Sen sur les capacités (capabilities) en identifiant les privations dont sont victimes les pauvres en termes de santé, d’éducation et de niveau de vie.
- fédéral > Fédéralisme
- À l’échelle nationale, le fédéralisme est un mode de gouvernement accordant une forte autonomie aux communautés politiques fédérées en son sein. La répartition des compétences entre le niveau fédéral et le niveau fédéré de gouvernement, strictement définie dans les principes, reste souvent modulable dans la pratique (paradiplomatie des provinces québécoises, des Länder allemands, des cantons suisses ou des États du Brésil). À l’échelle internationale, le modèle fédéral est défendu au sein de l’Union européenne par les partisans d’une intégration politique plus forte et plus aboutie, par opposition aux défenseurs du modèle souverainiste, davantage intergouvernemental et interétatique.
- croissance > Croissance
- Augmentation soutenue et à long terme de la production de richesses économiques d’un pays, c’est-à-dire de son PIB. La croissance économique n’est pas synonyme de développement. Sa mesure à l’aide d’outils purement économiques et monétaires est de plus en plus insatisfaisante en raison de la déterritorialisation et de la transnationalisation des activités économiques, de l’absence de prise en compte de la création de richesses non monétisables (alphabétisation, savoir scientifique ou culturel…) et surtout de l’encouragement au productivisme qu’elle implique, malgré les destructions (écologiques notamment) potentielles qu’engendre une croissance pensée uniquement sous le prisme de l’économie et de la rentabilité financière.
- Trente Glorieuses
- Expression de l’économiste Jean Fourastié qui désigne la période de forte expansion économique que les pays industrialisés ont connue entre la fin de la seconde guerre mondiale et les chocs pétroliers de 1973 et 1979.