Dans nos assiettes
Créée au début du xx e siècle, la firme étatsunienne Monsanto a développé et commercialisé la saccharine, les produits chimiques de base, les matières plastiques, les PCB et, pendant la guerre froide, des produits phytosanitaires toxiques dont le défoliant agent orange (dioxine, interdit en 1970, ainsi que l’herbicide 2,4,5-T). Massivement utilisé par l’armée des États-Unis dans la guerre du Vietnam, l’agent orange est responsable d’une catastrophe écologique et sanitaire touchant des millions de civils vietnamiens et des vétérans de l’armée étatsunienne (cancers, malformations congénitales, etc.). À la suite des interdictions, Monsanto a produit le glyphosate (herbicide Roundup, prétendument biodégradable), puis les premières plantes OGM au début des années 1980, et enfin l’hormone de croissance transgénique des bovins (Posilac). Aujourd’hui, des centaines de millions de tonnes de glyphosate sont épandues chaque année (91 producteurs dans 20 pays) et 185,1 millions d’hectares sont plantés en OGM, dont la majorité en soja servant à l’alimentation du bétail et des volailles. Des analyses montrent leur présence dans l’eau, l’air et les cultures voisines non OGM et non traitées. L’OMS a classé le glyphosate dans la catégorie des produits probablement cancérogènes pour l’homme. Le rapport annuel 2017 de la firme fait état de 14,6 milliards de dollars de ventes, 7,9 de bénéfice brut et 2,3 de bénéfice net. Son succès résulte du choix politique d’un modèle d’ agriculture industrielle, productiviste et exportatrice nord-américain, repris en Europe (soutenu par la politique agricole commune [ PAC ]), en Inde (révolution verte puis coton), en Argentine et au Brésil (soja) et enfin en Afrique (coton). Monsanto y emploie tous les moyens pour s’imposer sur les marchés (propriété intellectuelle, opacité, fraude scientifique pour l’homologation, lobbying, conflits d’intérêts, intimidations, attaques en justice, communication institutionnelle massive, troll, etc.). Ce modèle a largement bénéficié des faiblesses des agences sanitaires (États-Unis et Union européenne), de l’échec de l’expertise publique, de la primauté de la rationalité économique sur le principe de précaution et sur la responsabilité de protéger.
Scientifiques indépendants, ONG, associations d’agriculteurs, journalistes, victimes et citoyens se sont engagés dans la dénonciation, l’aide aux victimes, les plaintes en justice, la reconnaissance du crime d’écocide par la Cour pénale internationale (CPI). La fusion de Monsanto avec Bayer, autorisée par la Commission européenne en mars 2018 (qui n’a enquêté que sur les critères économiques de distorsion de concurrence), donne naissance à la plus grande firme agrochimique et de semences du monde et conforte en toute impunité le modèle monopolistique d’une agriculture insoutenable sur les plans écologique, sanitaire et social.
Commentaire : La carte et les diagrammes sont construits avec les données de l’International Service for the Acquisition of Agri-biotech Applications (ISAAA), organisation internationale de lobbying pour le développement des OGM dans les pays du Sud. L’ensemble montre la dynamique mondiale des cultures OGM, dominantes dans les Amériques et de plus en plus en Asie, notamment pour le soja – base de l’alimentation animale et du marché international de la viande – et le maïs. Les pays du Sud où les besoins alimentaires sont importants constituent de nouveaux marchés pour les multinationales des biotechnologies et du glyphosate.
- guerre froide > Guerre froide
- Période d’affrontement idéologique, géopolitique, économique et culturel entre les États-Unis et l’URSS entre la fin des années 1940 et la fin des années 1980. Le débat reste vif entre historiens quant aux dates précises de son début (révolution bolchevique de 1917 ? 1944 ? 1947 ?) et de sa fin (chute du mur de Berlin en 1989 ou éclatement de l’URSS en 1991 ?). Les deux superpuissances ont constitué autour d’elles deux blocs aux degrés de cohésion variables. Cette bipolarisation du monde a en partie occulté les autres dynamiques politiques, économiques et sociales.
- OGM
- Issus de la recherche & développement et des investissements dans le génie génétique, les organismes génétiquement modifiés sont obtenus par l’insertion volontaire par l’homme d’un ou plusieurs gènes dans le génome d’un organisme (transgénèse). Cette modification du patrimoine génétique de certaines plantes (soja, maïs, coton, colza principalement) leur permet de mieux résister aux insectes et de tolérer les herbicides. L’entreprise Monsanto en est le premier producteur. Leur usage, en forte croissance dans le monde, est soumis à autorisation, interdit dans certains pays et de plus en plus controversé.
- agriculture industrielle > Agriculture intensive
- Agriculture caractérisée par un usage massif d’intrants de synthèse (produits phytosanitaires tels qu’engrais chimiques, pesticides, herbicides, fongicides, etc.), par une mécanisation poussée (labour, traitements, récoltes, soins aux animaux), par une sélection variétale et désormais aussi par une ingénierie génétique (OGM). Elle permet ainsi d’augmenter les rendements agricoles à court et moyen termes, au prix d’une atteinte à la biodiversité, à l’environnement et à la santé (pollution des sols, des nappes phréatiques et des cours d’eau souterrains, érosion, désertification). Parmi les alternatives figurent l’agriculture raisonnée, l’agriculture biologique, l’agroécologie et la permaculture.
- productiviste > Productivisme/Productiviste
- Mode d’organisation de la vie économique qui cherche à privilégier la production sur tous les autres objectifs possibles de l’économie. L’amélioration de la productivité s’est faite par la modification des techniques de production et l’innovation (fordisme et taylorisme dans l’industrie automobile). Dans l’agriculture, elle se traduit par l’utilisation massive d’engrais et de pesticides. Quand la productivité devient une fin en soi, indépendamment d’une réflexion sur les risques d’épuisement des ressources naturelles (matières premières et énergies fossiles), on peut alors parler de productivisme. Les débats mondiaux sur cette question sont d’autant plus complexes que les pays émergents, par volonté propre ou par délocalisations des entreprises européennes, étatsuniennes et japonaises, revendiquent d’en profiter à leur tour.
- PAC > Politique agricole commune
- Prévue par le traité de Rome en 1957 et entrée en vigueur en 1962, la politique agricole commune est l’un des piliers historiques de la construction européenne. Elle œuvre au développement et à la modernisation de l’agriculture (auto-suffisance et sécurité des approvisionnements, modernisation, gains de productivité, stabilisation des marchés, développement des exportations). Avec un tiers du budget total de l’UE (contre 70 % durant les années 1970), elle a fait de l’UE une puissance agricole mondiale. Dénoncée comme coûteuse, favorable aux gros exploitants et à l’agrobusiness (contre les petits producteurs), encourageant l’agriculture productiviste (aux dépens de l’environnement) et faussant les règles du marché (protectionnisme, aides à l’exportation, au détriment des pays en développement), elle est régulièrement remise en cause malgré ses incessantes réformes au fil des années.
- révolution verte > Révolution verte
- Transformation rapide des conditions de la production agricole lancée au cours des années 1960 dans les pays du Sud (surtout en Asie) par les États, les organismes de développement et les firmes de l’agrobusiness pour lutter contre la malnutrition, la pauvreté et la propagation des révolutions communistes. Elle s’est traduite par l’utilisation d’engrais, de pesticides et de semences sélectionnées, par une mécanisation et par une forte augmentation des rendements qui ont globalement fait reculer la malnutrition quantitative. Ses conséquences sociales (liquidation de l’agriculture familiale par endettement) et environnementales (pollution et dégradation des sols et de l’eau, réduction de la biodiversité) sont importantes. L’étape suivante est la généralisation des organismes génétiquement modifiés (OGM).
- propriété intellectuelle > Propriété intellectuelle
- Terme qui recouvre les droits d’utilisation d’une « création intellectuelle » : droits d’auteur d’œuvres littéraires et artistiques, et droits de propriété industrielle (marques de fabrique et indications géographiques, ainsi que la protection des inventions – brevets –, des dessins et modèles industriels). Alors que les idées et les connaissances représentent une part de plus en plus importante de la valeur ajoutée des biens vendus dans le monde, ces droits cherchent à protéger les investissements dans la recherche et développement et à en pérenniser les financements. L’Accord sur les droits de propriété intellectuelle (ADPIC), signé en 1994 dans le cadre de l’OMC, harmonise ces protections par des règles internationales communes qui obligent les États membres à lutter contre la contrefaçon et le piratage.
- lobbying > Lobby
- Groupe de pression ou d’intérêt dont le but est d’influencer les autorités politiques pour qu’elles prennent des décisions dans l’intérêt des membres composant le lobby. Selon les cultures politiques des différents États, les lobbies sont plus ou moins reconnus et acceptés dans le jeu politique, et plus ou moins transparents et licites dans leurs méthodes et actions. La technicité croissante des négociations commerciales et l’imbrication complexe des niveaux et processus de décision les conduisent à se doter de fonds proportionnels aux enjeux qu’ils défendent et à recourir à des experts de haut niveau pour préparer leurs dossiers. Ils jouent un rôle important dans les processus d’élaboration des législations aux États-Unis, dans les institutions de l’Union européenne ou encore à l’OMC.
- principe de précaution > Principe de précaution
- Le principe de précaution est invoqué lorsque la science ne permet pas de déterminer un risque avec certitude. Il avance que cette absence de certitude scientifique ne doit pas être un prétexte pour ne pas prendre les mesures nécessaires à la prévention d’un risque ou à l’atténuation de ses potentiels effets néfastes. Selon la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement (1992), pour pouvoir recourir au principe de précaution, les dommages occasionnés doivent être « graves ou irréversibles ». Mais en droit international de l’environnement, il existe plusieurs définitions de ce principe, ce qui fait varier son interprétation, sa portée et sa mise en œuvre.
- reconnaissance > Reconnaissance
- Validation par un individu, un groupe ou une institution d’une pratique, d’une situation ou d’une identité revendiquée. Intrinsèquement relationnelle et socialisatrice, la reconnaissance peut être formelle ou informelle, réciproque ou unilatérale. La réflexion sur la reconnaissance, très présente en philosophie (notamment chez Hegel), a fait l’objet de développements plus récents en sciences sociales autour de la « lutte pour la reconnaissance » (Axel Honneth) et du déni de reconnaissance. La reconnaissance internationale est un acte discrétionnaire par lequel un sujet de droit international (généralement un État ou une organisation internationale) accorde une valeur juridique à une situation ou une action (accession au pouvoir d’un gouvernement de façon non constitutionnelle, déclaration unilatérale d’indépendance, intervention militaire, etc.).
- Cour pénale internationale > Cour pénale internationale (CPI)
- Adopté le 17 juillet 1998, le Statut de Rome crée la CPI, compétente pour juger les crimes de guerre, contre l’humanité, de génocide et, depuis 2010, d’agression commis après l’entrée en vigueur du Statut le 1er juillet 2002. Elle peut être saisie par le Conseil de sécurité, le procureur ou un État partie, et fonctionne selon le principe de complémentarité (elle ne remplace pas les systèmes judiciaires nationaux et n’intervient qu’en cas d’incapacité ou d’absence de volonté de ces derniers). Contournée (par les États-Unis notamment), critiquée (pour son inefficacité, ou du fait de l’importance numérique des affaires africaines), la CPI a fait face à des notifications de retrait. Au printemps 2018, seul le Burundi en est sorti (le retrait des Philippines prendra effet en mars 2019).