Résumé

Défini par son territoire, sa population, son gouvernement et sa reconnaissance par les pairs, l’État est un modèle d’organisation politique né en Europe à la fin du Moyen ge. Son universalisation, à la faveur notamment de la décolonisation, n’a pas mené à une stabilisation du système international fondé sur l’illusion de la souveraineté.

Quatre éléments sont nécessaires pour définir l’État : un territoire, c’est-à-dire un espace borné par des frontières à l’intérieur desquelles s’exercent, théoriquement, les compétences de l’État de manière pleine et exclusive (principe de souveraineté) ; une population, rattachée par un lien juridique, la nationalité, et le sentiment d’appartenir à une même collectivité ; l’existence d’un gouvernement doté de capacités administratives lui permettant de contrôler son territoire et d’y assurer un monopole de la violence légitime ; la reconnaissance par les autres États de son existence, se traduisant généralement par son adhésion aux organisations internationales comme l’Organisation des Nations unies (ONU). Un certain nombre d’entités répondant peu ou prou aux trois premiers critères de définition d’un État ne le sont pas, faute de consensus sur leur reconnaissance internationale, ce qui les empêche d’agir dans l’espace mondial (en étant partie aux traités, membre des organisations, etc.).

Universalisation du modèle européen

La genèse de l’État moderne remonte conventionnellement aux traités de Westphalie (1648). Ces traités, qui mirent fin aux guerres de religion ravageant l’Europe du xvii e siècle, remodelèrent l’espace européen en posant le principe de souveraineté comme pierre angulaire de la régulation des relations entre puissances. Est ainsi proscrite toute intervention d’un État dans les « affaires intérieures » d’un voisin, par exemple sous prétexte de solidarité confessionnelle. Chaque État étant réputé souverain à l’intérieur de ses frontières, il s’opère une distinction nette entre l’interne policé, où l’État exerce son monopole de la violence légitime, et l’externe, où il n’existe aucune autorité supranationale capable d’imposer des limites à l’action d’un État (par définition souverain). À l’intérieur de ses frontières, l’État assure la sécurité publique sur la base d’un contrat social et protège ses citoyens contre les agressions des puissances étrangères. À l’extérieur, il interagit avec les autres États non seulement sur la base d’un principe d’égalité, via sa diplomatie et en signant librement des traités internationaux, mais également dans le cadre de conflits armés.

L’Europe après les traités de Westphalie, 1648

Sources : compilation de divers atlas allemands et d’après G. Duby, Grand Atlas historique, Paris, Larousse, 1997.

Commentaire : Cette carte montre la configuration territoriale issue des traités de paix qui mettent fin à la guerre de Trente Ans : en dehors des royaumes bien établis à l’ouest et au nord et des empires à l’est, de nouveaux États sont reconnus (Pays-Bas et Suisse). Les actuelles Allemagne et Italie, où le conflit a été le plus meurtrier, demeurent morcelées en de multiples petits États partiellement associés au sein du Saint-Empire romain germanique. Les traités de Westphalie établissent le principe de souveraineté des États – invisible dans sa dimension cartographique –, les érigeant au statut de seuls acteurs légitimes des relations internationales.

Alors que d’autres modèles d’organisation politique (empires, peuples nomades, sociétés reposant sur des allégeances tribales ou claniques, ou organisées par un pouvoir théologique, etc.) préexistaient dans de nombreux endroits du monde, le modèle étatique européen s’est généralisé au reste de la planète, en particulier lors du processus de décolonisation, sans pour autant garantir la stabilité du système international. Malgré une égalité juridique (fictive en pratique) entre États et leur égale reconnaissance par les organisations internationales, le monde reste constitué d’entités étatiques très hétérogènes, dont beaucoup ne sont pas fonctionnelles ou peinent à assurer leurs fonctions régaliennes fondamentales (sécurité interne, contrôle du territoire, etc.).

Mondialisation et relations transnationales

Paradoxalement, alors que la prolifération des États continue, le modèle étatique reposant sur un ancrage territorial borné tend à s’affaiblir dans un monde où les interdépendances se renforcent. L’État est de plus en plus démuni face aux acteurs transnationaux qui se multiplient dans les domaines économiques, religieux, sociaux, etc. Le développement des relations transnationales fait perdre à l’État sa capacité de régulation, puisqu’elles se réalisent en échappant, au moins partiellement, à son contrôle ou à son action médiatrice. L’illusion que l’autonomie renforcée (voire l’indépendance) d’une région à l’intérieur d’un État lui redonnerait des capacités régulatrices est alors habilement entretenue par les entrepreneurs identitaires.

Les processus de dérégulation (commerciale, financière, etc.) auxquels les États ont contribué depuis la fin de la seconde guerre mondiale les ont privés d’une partie de leurs capacités d’action, soit en déléguant certaines prérogatives à des entités supranationales (comme le FMI [Fonds monétaire international] qui, lorsqu’il vient en aide à un État défaillant, l’oblige le plus souvent à réorienter ses politiques économiques et sociales), soit en laissant des acteurs privés définir des règles auxquelles les gouvernements doivent se soumettre. Dans le domaine financier en particulier, les marges de manœuvre des États dans le choix de leurs politiques économiques et budgétaires sont de plus en plus limitées par les normes et les règles imposées par les acteurs privés de la finance (banques, agences de notation, etc.), voire par des ONG. La généralisation du recours à des tribunaux d’arbitrage privés pour trancher les litiges entre des gouvernements et des firmes multinationales relève de la même tendance de fond. Cette mise sous surveillance de l’État, dont une grande partie des fonctions régulatrices a été de facto retirée, soulève la question de la légitimité démocratique des nouveaux modes de régulation dominés par des acteurs transnationaux, d’autant qu’ils s’accompagnent souvent d’un démembrement de l’ État-providence et des services publics.

Principaux fonds d’investissements privés et souverains, 2018

Sources : Sovereign Wealth Fund Rankings, www.swfinstitute.org ; Top Asset Management Firms, www.relbanks.com 

Commentaire : Les fonds d’investissements les plus importants sont tous privés et nord-américains ou européens. Ces acteurs financiers (banque, investissements, gestion de fortune, assurance, etc.) « pèsent » plusieurs milliers de milliards de dollars d’actifs. Lorsqu’ils sont aux mains d’États, ce sont alors des fonds souverains, ils s’appuient sur les forts excédents commerciaux en général (Chine) ou liés au pétrole (Norvège, EAU, Koweït, Arabie Saoudite).

L’influence grandissante des acteurs transnationaux et l’affaiblissement des capacités régulatrices des États se traduisent également par le développement d’ identités transnationales concurrentes aux identités construites sur une base territoriale. Qu’elles soient religieuses, communautaires ou sociales (y compris virtuelles), elles s’opposent parfois directement aux identités nationales découlant d’un vouloir-vivre ensemble (c’est-à-dire d’un contrat social dont l’État est le garant, voire l’initiateur) fondé sur le partage d’un même territoire et sur une proximité géographique.

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