Résumé

Le terme émergent permet d’analyser l’insertion internationale de plusieurs pays ainsi qualifiés, qu’ils revendiquent ou refusent cette étiquette. S’ils ont en commun la contestation d’un ordre international qu’ils souhaitent plus juste et plus représentatif, les pays émergents diffèrent tant dans leurs trajectoires que dans leurs stratégies diplomatiques.

Initialement utilisé à la fin du xx e siècle par les acteurs financiers pour qualifier des marchés aux taux de rendement élevés malgré des investissements plus risqués, l’adjectif émergent a ensuite été repris dans les champs diplomatique et politique.

Une notion à géométrie variable

La qualification de pays émergents s’est appliquée aux pays invités aux sommets du G8 dans le cadre du processus de dialogue Heiligendamm (Chine, Mexique, Inde, Brésil, Afrique du Sud), aux États du G20 (dit financier) non membres du G8, aux participants à des clubs d’émergents tels que l’IBAS (Inde, Brésil, Afrique du Sud), créé en 2003, aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) se réunissant officiellement à partir de 2009 et, depuis 2013, aux MIKTA (Mexique, Indonésie, Corée du Sud, Turquie, Australie). Si le terme se diffuse, ses diverses occurrences ne permettent pas d’identifier clairement l’objet de cette émergence (marchés, économies, pays, puissances, États), ni même les critères permettant de les distinguer, et la comparaison des indicateurs sociaux-économiques ne fait pas apparaître de similitudes suffisamment fortes susceptibles de les distinguer. La géométrie variable de la notion est liée aux usages différents qu’en font ces acteurs : en 2001, l’acronyme BRIC inventé par Jim O’Neill de Goldman Sachs ne désigne qu’une addition d’économies prometteuses, tandis que depuis 2008-2009, BRIC (devenu BRICS en 2011 après l’entrée de l’Afrique du Sud dans le club) renvoie aussi à une initiative diplomatique collective.

Pays émergents, 2018

Sources : G20, www.g20.org ; Standard & Poor's ; Morgan Stanley ; FTSE Russell.

Commentaire : Cette carte montre que la catégorie des pays dits « émergents » émane d’abord du monde de la finance : ici à travers les groupes d’analyse et de notation FTSE Russell et Standard & Poor’s ou la banque Morgan Stanley. Cette classification présente des recouvrements avec des organisations politiques (BRICS ou G20). Néanmoins, ces « émergents » ne présentent pas une géographie d’ensemble particulière, bien qu’ils soient peu nombreux en Afrique, ni de profil individuel particulier, des États-continents côtoient de petits États.

Plutôt que de partir à la recherche infructueuse d’une homogénéité statistique ou d’une hiérarchie fondée sur des indicateurs, mieux vaut s’interroger sur les stratégies d’insertion internationale des acteurs ainsi qualifiés, – qu’ils revendiquent ou contestent ce qualificatif – et d’analyser leurs discours et leurs pratiques.

Contester et réformer l’ordre international

L’insertion des pays émergents se caractérise par une contestation de l’ordre international actuel et par une revendication de réforme afin de le rendre « plus juste, plus équitable, plus démocratique et plus représentatif » ainsi que le proclame le paragraphe 2 de la Déclaration de Xiamen formulée par les dirigeants des BRICS en septembre 2017. En témoignent le refus de ces pays d’être marginalisés dans les processus de prises de décision (mobilisation du G20 (dit commercial) lors de la conférence ministérielle de l’OMC à Cancun, en 2003), la création de nouvelles institutions (établissement par les BRICS, en 2014, d’une institution financière internationale, la Nouvelle Banque de développement), l’élaboration de discours et de pratiques présentés comme des alternatives à ceux des pays du Nord et/ou occidentaux. Par exemple, la coopération Sud-Sud, décrite comme égalitaire, horizontale et reposant sur la réciprocité, se veut un renouvellement des pratiques d’ aide au développement tout en permettant aux émergents de s’insérer dans les débats sur la gouvernance globale de l’aide, comme le montrent Isaline Bergamaschi et Folashadé Soulé-Kohndou.

L’insertion internationale des pays émergents a des effets non linéaires, du blocage des négociations (à l’OMC par exemple) à des réformes modestes mais symboliques (réforme du système des voix au FMI), en passant par des coups diplomatiques (tentative de médiation turco-brésilienne sur le dossier nucléaire iranien en 2010).

Évolution des quotes-parts au Fonds monétaire international (FMI), 2014-2018

Source : FMI, www.imf.org 

Commentaire : Cette carte montre les quotes-parts des États au FMI : ce sont les voix dont ils disposent à chaque vote. Les États-Unis en possèdent le plus, ils détiennent aussi un droit de veto, devant le Japon et la Chine. La dernière réforme accorde plus de poids à des pays dits « émergents » (Chine, qui double sa part, Brésil, Mexique, Corée du Sud, Iran, Turquie, Colombie ou Pologne), alors que celui de ceux dits « anciennement industrialisés » baisse (États-Unis et Canada, Europe occidentale et du Nord, Japon).

Si elle est porteuse de changements, elle contribue aussi à la légitimation et à la reproduction de modes de fonctionnement et de hiérarchies héritées. Le comportement des BASIC à la COP15 à Copenhague, en 2009, dénoncé par le G77, relève de logiques proches de celles de la diplomatie de connivence étudiée par Bertrand Badie, tandis que l’organisation en clubs tend à exclure la société civile et à susciter sa contestation, comme le montrent les mobilisations du réseauBRICS from Below.

Pluralité des trajectoires et des stratégies diplomatiques

En dépit de convergences autour de certaines revendications et d’actions collectives de contestation, les pays émergents se distinguent les uns des autres par leurs trajectoires historiques, leurs régimes politiques, leurs systèmes sociaux, leurs caractéristiques démographiques, leurs choix économiques, leurs formes de capitalisme, leurs stratégies diplomatiques.

Pays membres du G20 : PIB et inégalités, 1980-2016

Sources : Banque mondiale, www.banquemondiale.org ; World Inequality Database, www.wid.world 

Commentaire : À travers l’évolution d’indicateurs économiques depuis 1980, ces graphiques montrent l’hétérogénéité des pays « émergents ». Ils présentent des évolutions de PIB très variables, la Chine la plus forte croissance. Lorsque leur PIB est ramené par habitant, tous les émergents possèdent des valeurs faibles (l’Inde et l’Indonésie surtout, mais aussi la Chine), hormis la Corée du Sud et l’Arabie Saoudite. Les inégalités internes de revenus sont élevées, souvent davantage que dans les pays « anciennement industrialisés ».

Ce constat incite à considérer les stratégies différenciées des pays émergents. Ainsi, le cas des clubs d’émergents montre que les États appartenant à un même club ne partagent pas nécessairement les mêmes objectifs (par exemple, la Chine et l’Inde à propos de la Nouvelle Banque de développement), qu’un État ne s’investit pas nécessairement de manière similaire dans les clubs auxquels il appartient (l’Inde dans l’IBSA ou les BRICS), que l’unité d’un club n’est pas toujours préservée dans d’autres arènes. La comparaison dans le temps permet aussi d’analyser combien les stratégies d’insertion diffèrent selon les dirigeants comme le soulignent les évolutions politiques et diplomatiques du Brésil au cours des dernières années.

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