Résumé

Certains acteurs transnationaux mobilisent des référents ethniques ou religieux pour susciter l’adhésion à leur projet politique ou sociétal. Ils recomposent la scène politique mondiale en s’appuyant sur des réseaux transnationaux qui conduisent, selon les contextes, à la fragmentation des unités politiques et à l’internationalisation des conflits.

Parmi les acteurs transnationaux qui viennent brouiller la lecture des relations internationales, les entrepreneurs identitaires et religieux se caractérisent par la mobilisation de référents ethniques ou religieux pour susciter l’adhésion et faire fructifier leur projet politique ou sociétal. Ils tendent à accentuer les barrières entre des communautés humaines qui revendiquent ces référents comme source d’appartenance primordiale et exclusive. Ces mobilisations sont susceptibles, suivant les contextes, d’entraîner une fragmentation des unités politiques ou l’internationalisation de conflits.

Des identités présentées comme exclusives et monolithiques

Les référents ethniques ou religieux permettent de légitimer l’autorité que les entrepreneurs identitaires prétendent exercer sur des communautés humaines, d’affirmer leur autonomie à l’égard d’espaces politiques institutionnalisés, ou encore de mobiliser des soutiens pour les causes qu’ils défendent, notamment dans des contextes de conflits.

Le point commun entre ces différents types de mobilisations est le caractère exclusif et mono- lithique des identités invoquées. Ces dernières sont présentées à la fois comme supérieures ou incompatibles avec d’autres appartenances (nationales ou communautaires), et comme uniformes (les entrepreneurs identitaires s’arrogeant le droit de parler au nom des communautés qu’ils prétendent représenter et dont ils établissent souvent eux-mêmes le contour).

Les mobilisations identitaires au coeur de la partition de l’Inde

Sources : Nigel Dalziel, The Penguin Historical Atlas of the British Empire, Penguin Books, 2006 ; Georges Duby, Atlas historique mondial, Larousse, 2003.

Commentaire : Ces deux cartes présentent, respectivement, la partition de l’empire colonial britannique en deux États indépendants (le dominion de l’Inde et celui du Pakistan, divisé en deux régions très éloignées) suite à l’Indian Independence Act de 1947, et les redécoupages de ces territoires de 1949 à nos jours. Ces changements territoriaux sont le produit de l’enchevêtrement de facteurs internes (mobilisation de référents ethniques ou religieux par des entrepreneurs politiques comme la Ligue musulmane de Muhammad Ali Jinnah, crises alimentaires, déplacements massifs de populations) ; de logiques d’affrontements entre les nouveaux États (guerres indo-pakistanaises au sujet du Cachemire, séparation du Pakistan en deux États) ; et de l’interventionnisme d’États extérieurs (Chine, États-Unis).

On peut néanmoins observer une vaste palette de finalités de la part des entrepreneurs identitaires, suivant leurs natures. La monarchie saoudienne par exemple, dont la légitimité repose sur la monopolisation de la norme religieuse et qui promeut internationalement sa conception de l’islam pour asseoir son influence, se comporte en entrepreneur religieux à des fins de conservatisme social et politique. À l’inverse, dans le contexte de la révolution iranienne, l’islam chiite a été mobilisé dans une perspective contestataire par les soutiens de l’ayatollah Khomeini. En effet, la capacité mobilisatrice des identités religieuses en fait un puissant ressort de contestation, notamment lorsqu’elles viennent combler les frustrations des populations dans des contextes où les acteurs politiques conventionnels ne remplissent pas le rôle attendu d’eux.

Les mobilisations identitaires ont également pour caractéristique de ne recouper qu’exceptionnellement les frontières étatiques, ce qui conduit les entrepreneurs identitaires à recomposer la scène politique mondiale en mobilisant des réseaux de solidarités transnationaux. Ces derniers constituent une ressource pour les entrepreneurs identitaires, en décuplant la visibilité de leurs causes.

Empires et États des Balkans, 1878-2008

Sources : compilation de Roberto Gimeno d’après K. Leonhardt, Atlas zur Weltgeschichte, Stuttgart, Ernst Klett Verlag, 1954 ; Grosser Atlas zur Weltgeschichte, Brunswick, Westermann, 1997 ; Grand Atlas universel, Paris, Bordas, 1978 ; Atlas 2000, Paris, Nathan, 1986 ; G. Castellan, Histoire des Balkans, Paris, Fayard, 1991 ; J. -A. Dérens et C. Samary, Les Conflits yougoslaves de A à Z, Paris, Éd. de l’Atelier, 2000 ; G . Gorodetsky, Le Grand Jeu des dupes, Paris, Les Belles Lettres, 2000.

Commentaire : En 130 ans, la quête d’une adéquation entre les frontières d’États issus du démembrement d’ensembles impériaux (austro-hongrois, ottoman et russe) et des identités ethniques construites, multiples et enchevêtrées, a nourri la formation d’une marqueterie étatique fragile, produit de conflits ouverts, de déplacements de populations et de tentatives successives de nettoyage ethnique.

Internationalisation des mobilisations identitaires

Ce phénomène est particulièrement manifeste lorsque des entrepreneurs identitaires s’investissent dans des situations de conflits. Alors que les variables ethniques ou religieuses ne constituent jamais une condition suffisante pour expliquer l’enclenchement d’un processus de violence, elles contribuent à aggraver les conflits en favorisant l’engagement de soutiens (humains, financiers ou logistiques) extérieurs aux territoires concernés. Les mobilisations de référentiels transnationaux, notamment religieux dans le contexte des conflits qui ont donné lieu à l’éclatement de la Yougoslavie (solidarité orthodoxe ou jihad islamique notamment), sont particulièrement illustratives de ce phénomène.

Les mobilisations identitaires reposent sur des constructions entretenues par les entrepreneurs identitaires, qui véhiculent leur propre représentation des communautés qu’ils prétendent représenter, et non sur une réalité « naturelle » et figée. Néanmoins, la mobilisation de référents ethniques ou religieux tend à accroître la visibilité de ces représentations, occultant progressivement les différences intra-communautaires et les autres interprétations de la réalité.

Ce phénomène, dans le contexte de conflits intra-étatiques, tend à déboucher sur l’idée d’une incompatibilité structurelle entre communautés, et sur les revendications autonomistes qui en découlent, produisant des effets de partition bien visibles dans le cas de l’ex-Yougoslavie, du Caucase, ou actuellement de l’Irak.

Chacun de ces exemples souligne pourtant avec force le paradoxe suivant : si l’activisme identitaire débouche invariablement sur des revendications territoriales, la satisfaction de ces dernières ne peut constituer une solution aux tensions puisque les identités ne sont jamais parfaitement territorialisables. La conjonction entre activisme identitaire et revendication territoriale tend donc à déboucher sur des phénomènes d’épuration ethnique (génocides, massacres ou déplacements de populations), ou encore sur des sécessions en cascade.

L’introduction de grilles de lecture identitaires vient en définitive occulter les facteurs de cohésion sociale susceptibles de servir de base à la fondation de communautés politiques pluralistes, fragilisant les tentatives de construction nationale comme les tentatives de réconciliation entre acteurs identitarisés.

Comment l’URSS comptait ses nationalités, 1970

Source : d’après Direction principale de géodésie et cartographie du Conseil des ministres d’URSS, Atlas de l’URSS. Formation et développement de l’Union des SSR, Moscou, Académie des Sciences d’URSS, 1972.

Commentaire : Malgré le projet initial soviétique d’édification d’une vaste communauté politique socialiste (le « peuple soviétique »), les recensements en URSS se sont appuyés dès les années 1920 sur les catégorisations des ethnologues (ici 48 catégories), de même que la construction, durant la décennie suivante, de « nationalités » territorialisées. Cette tension paradoxale a été le creuset des revendications d’indépendance, puis de l’éclatement de l’URSS. Elle nourrit encore aujourd’hui des violences sans fin. La carte et le graphique montrent à la fois la très grande diversité et la part largement dominante des Russes, en nombre et en étendue territoriale.

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