Mobilisations identitaires et religieuses
Le massacre de la Saint Barthélémy des Protestants français, François Dubois, c. 1572
Crédit : Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne
Le massacre de la Saint Barthélémy des Protestants français, François Dubois, c. 1572.
Les violences et/ou conflits dans lesquels intervient un facteur religieux tendent à être réduits à cette seule dimension. Pourtant, comme toute situation conflictuelle, ils sont toujours liés à une multitude de facteurs, souvent économiques et/ou politiques - le référentiel religieux jouant souvent un rôle mobilisateur qui contribue à amplifier les violences. On observe, au centre de et à l'arrière-plan de cette représentation de l'extrême violence des massacres de la Saint Barthélémy en France (24 août 1572), la présence de Catherine de Médicis (considérée comme la principale instigatrice des massacres). Au centre et au second plan, sont rassemblés les chefs du Parti catholique (les ducs de Guise et d'Aumale et le chevalier d'Angoulême), autour du cadavre du chef du Parti protestant, l'Amiral de Coligny.
Résumé
Certains acteurs transnationaux mobilisent des référents ethniques ou religieux pour susciter l’adhésion à leur projet politique ou sociétal. Ils recomposent la scène politique mondiale en s’appuyant sur des réseaux transnationaux qui conduisent, selon les contextes, à la fragmentation des unités politiques et à l’internationalisation des conflits.
Parmi les acteurs transnationaux qui viennent brouiller la lecture des relations internationales, les entrepreneurs identitaires et religieux se caractérisent par la mobilisation de référents ethniques ou religieux pour susciter l’adhésion et faire fructifier leur projet politique ou sociétal. Ils tendent à accentuer les barrières entre des communautés humaines qui revendiquent ces référents comme source d’appartenance primordiale et exclusive. Ces mobilisations sont susceptibles, suivant les contextes, d’entraîner une fragmentation des unités politiques ou l’internationalisation de conflits.
Des identités présentées comme exclusives et monolithiques
Les référents ethniques ou religieux permettent de légitimer l’autorité que les entrepreneurs identitaires prétendent exercer sur des communautés humaines, d’affirmer leur autonomie à l’égard d’espaces politiques institutionnalisés, ou encore de mobiliser des soutiens pour les causes qu’ils défendent, notamment dans des contextes de conflits.
Le point commun entre ces différents types de mobilisations est le caractère exclusif et mono- lithique des identités invoquées. Ces dernières sont présentées à la fois comme supérieures ou incompatibles avec d’autres appartenances (nationales ou communautaires), et comme uniformes (les entrepreneurs identitaires s’arrogeant le droit de parler au nom des communautés qu’ils prétendent représenter et dont ils établissent souvent eux-mêmes le contour).
Les mobilisations identitaires au coeur de la partition de l’Inde

Commentaire : Ces deux cartes présentent, respectivement, la partition de l’empire colonial britannique en deux États indépendants (le dominion de l’Inde et celui du Pakistan, divisé en deux régions très éloignées) suite à l’Indian Independence Act de 1947, et les redécoupages de ces territoires de 1949 à nos jours. Ces changements territoriaux sont le produit de l’enchevêtrement de facteurs internes (mobilisation de référents ethniques ou religieux par des entrepreneurs politiques comme la Ligue musulmane de Muhammad Ali Jinnah, crises alimentaires, déplacements massifs de populations) ; de logiques d’affrontements entre les nouveaux États (guerres indo-pakistanaises au sujet du Cachemire, séparation du Pakistan en deux États) ; et de l’interventionnisme d’États extérieurs (Chine, États-Unis).
On peut néanmoins observer une vaste palette de finalités de la part des entrepreneurs identitaires, suivant leurs natures. La monarchie saoudienne par exemple, dont la légitimité repose sur la monopolisation de la norme religieuse et qui promeut internationalement sa conception de l’islam pour asseoir son influence, se comporte en entrepreneur religieux à des fins de conservatisme social et politique. À l’inverse, dans le contexte de la révolution iranienne, l’islam chiite a été mobilisé dans une perspective contestataire par les soutiens de l’ayatollah Khomeini. En effet, la capacité mobilisatrice des identités religieuses en fait un puissant ressort de contestation, notamment lorsqu’elles viennent combler les frustrations des populations dans des contextes où les acteurs politiques conventionnels ne remplissent pas le rôle attendu d’eux.
Les mobilisations identitaires ont également pour caractéristique de ne recouper qu’exceptionnellement les frontières étatiques, ce qui conduit les entrepreneurs identitaires à recomposer la scène politique mondiale en mobilisant des réseaux de solidarités transnationaux. Ces derniers constituent une ressource pour les entrepreneurs identitaires, en décuplant la visibilité de leurs causes.
Empires et États des Balkans, 1878-2008

Commentaire : En 130 ans, la quête d’une adéquation entre les frontières d’États issus du démembrement d’ensembles impériaux (austro-hongrois, ottoman et russe) et des identités ethniques construites, multiples et enchevêtrées, a nourri la formation d’une marqueterie étatique fragile, produit de conflits ouverts, de déplacements de populations et de tentatives successives de nettoyage ethnique.
Internationalisation des mobilisations identitaires
Ce phénomène est particulièrement manifeste lorsque des entrepreneurs identitaires s’investissent dans des situations de conflits. Alors que les variables ethniques ou religieuses ne constituent jamais une condition suffisante pour expliquer l’enclenchement d’un processus de violence, elles contribuent à aggraver les conflits en favorisant l’engagement de soutiens (humains, financiers ou logistiques) extérieurs aux territoires concernés. Les mobilisations de référentiels transnationaux, notamment religieux dans le contexte des conflits qui ont donné lieu à l’éclatement de la Yougoslavie (solidarité orthodoxe ou jihad islamique notamment), sont particulièrement illustratives de ce phénomène.
Les mobilisations identitaires reposent sur des constructions entretenues par les entrepreneurs identitaires, qui véhiculent leur propre représentation des communautés qu’ils prétendent représenter, et non sur une réalité « naturelle » et figée. Néanmoins, la mobilisation de référents ethniques ou religieux tend à accroître la visibilité de ces représentations, occultant progressivement les différences intra-communautaires et les autres interprétations de la réalité.
Ce phénomène, dans le contexte de conflits intra-étatiques, tend à déboucher sur l’idée d’une incompatibilité structurelle entre communautés, et sur les revendications autonomistes qui en découlent, produisant des effets de partition bien visibles dans le cas de l’ex-Yougoslavie, du Caucase, ou actuellement de l’Irak.
Chacun de ces exemples souligne pourtant avec force le paradoxe suivant : si l’activisme identitaire débouche invariablement sur des revendications territoriales, la satisfaction de ces dernières ne peut constituer une solution aux tensions puisque les identités ne sont jamais parfaitement territorialisables. La conjonction entre activisme identitaire et revendication territoriale tend donc à déboucher sur des phénomènes d’épuration ethnique (génocides, massacres ou déplacements de populations), ou encore sur des sécessions en cascade.
L’introduction de grilles de lecture identitaires vient en définitive occulter les facteurs de cohésion sociale susceptibles de servir de base à la fondation de communautés politiques pluralistes, fragilisant les tentatives de construction nationale comme les tentatives de réconciliation entre acteurs identitarisés.
Comment l’URSS comptait ses nationalités, 1970

Commentaire : Malgré le projet initial soviétique d’édification d’une vaste communauté politique socialiste (le « peuple soviétique »), les recensements en URSS se sont appuyés dès les années 1920 sur les catégorisations des ethnologues (ici 48 catégories), de même que la construction, durant la décennie suivante, de « nationalités » territorialisées. Cette tension paradoxale a été le creuset des revendications d’indépendance, puis de l’éclatement de l’URSS. Elle nourrit encore aujourd’hui des violences sans fin. La carte et le graphique montrent à la fois la très grande diversité et la part largement dominante des Russes, en nombre et en étendue territoriale.
- acteurs transnationaux > Acteur transnational
- L’acteur transnational agit dans l’espace mondial, seul ou en réseau, en dépassant le cadre étatique national. Il échappe en partie au contrôle ou à l’action médiatrice des États.
- entrepreneurs identitaires > Entrepreneur politique
- Au sens de Max Weber, l’entrepreneur gère un groupe organisé disposant d’une direction administrative et poursuivant un but précis. L’entrepreneur identitaire ou religieux désigne ainsi tout agent mobilisant des symboles identitaires ou religieux au bénéfice de son capital politique, social, voire économique.
- ethniques > Ethnie
- L’ethnie est une catégorie descriptive apparue à la fin du xixe siècle, construite par les anthropologues et diffusée par les administrateurs coloniaux. Contrairement à la race, elle ne fait pas référence à des critères biologiques mais désigne un groupe d’individus ayant la même origine, la même tradition culturelle, et dont l’unité s’appuie sur la langue, l’histoire, le territoire, les croyances et la conscience d’appartenir au groupe ethnique. Prétendue naturelle, l’ethnie est pourtant un construit social, subi ou revendiqué, à la fois arbitraire et évolutif. Posée comme identité exclusive, elle devient un instrument de mobilisation politique d’autant plus puissant que l’État est en difficulté. L’ethnocentrisme consiste à ne lire le monde qu’à travers sa propre culture et à vouloir imposer cette interprétation.
- conflits > Guerre
- Affrontement violent entre groupes armés sur des valeurs, des statuts, des pouvoirs ou des ressources rares, et dans lequel le but de chacun est de neutraliser, d’affaiblir ou d’éliminer ses adversaires. Cette violence armée collective organisée peut être le fait d’États (via leurs armées nationales) ou de groupes non étatiques ; elle peut opposer plusieurs États (guerre interétatique) ou se dérouler à l’intérieur d’un État (guerre civile). Progressivement codifiées et encadrées par le droit, les premières sont devenues rares, tandis que les secondes, aujourd’hui essentiellement causées par la défaillance institutionnelle des États, tendent à s’internationaliser, à perdurer (parfois des décennies) et à être extrêmement meurtrières, surtout pour les populations civiles.
- nationales > Nation
- Communauté politique fondée sur la conscience de caractéristiques partagées et/ou d’une volonté de vivre ensemble. On oppose habituellement une conception politique et une conception culturelle de la nation, qui, dans la pratique, s’influencent mutuellement et tendent à se rapprocher. Dans la conception politique, la nation est inventée et produite par un État, le territoire précède la nation et en dessine les contours (conception dite française, fondée sur le creuset républicain et le droit du sol). Dans l’acceptation culturelle de la nation, une culture communément partagée produit la nation. Le projet national consiste à rassembler cette population sur un même territoire (conception culturelle ou romantique ou « allemande » de la nation, fondée sur le droit du sang). Cette conception est en soi porteuse de conflits et peut conduire à l’épuration ethnique ou au génocide (Allemagne nazie, Grande Serbie, etc.).
- communautaires > Communautaire
- Notions apparues à la fin des années 1970 dans la science politique, qui désignent la construction de l’identité, de l’appartenance et de l’allégeance sur des bases ethniques, linguistiques, religieuses ou sociologiques, à côté, voire contre l’État et le contrat social qu’il est censé garantir. La mondialisation contemporaine modifie profondément le rôle des États et des individus d’une part, les rapports complexes entre universalisme et particularisme d’autre part, ouvrant ainsi des espaces à l’émergence de multiples formes de communautarisme.
- identités > Identité
- Notion ambiguë, plurielle, subjective, souvent instrumentalisée ou manipulée. Aucune identité n’est prédestinée ni naturelle, mieux vaut donc parler de construction identitaire, ou de processus de construction de représentations élaborées par un individu ou un groupe. Ces représentations ne sont ni stables ni permanentes et définissent l’individu ou le groupe à la fois par lui-même, par rapport ou en opposition aux autres, et par les autres. Les individus et les groupes en usent selon leurs intérêts et les contraintes propres à la situation dans laquelle ils se trouvent ; il s’agit donc d’une construction dans l’interaction. Cette combinaison d’appartenances, d’allégeances et de reconnaissance interne et externe est un processus complexe, plus ou moins conscient et contradictoire, toujours dans la combinaison et la recomposition.
- frontières > Frontière
- Ligne au-delà de laquelle cesse la souveraineté étatique. Elle se distingue des marges floues ou limites des empires. N’ayant rien de naturel, ces constructions historiques lentes, plus ou moins endogènes, et plus ou moins objet de contestations et de violence, sont profondément modifiées par les processus de mondialisation contemporains. Les intégrations régionales les transforment, les atténuent, voire les suppriment et les repoussent ; les acteurs transnationaux les traversent ou les contournent en même temps qu’elles se sont fermées aux migrations et que de nouvelles frontières (sociales, culturelles) sont érigées.
- réseaux > Réseau
- La géographie classique a toujours survalorisé les surfaces, les territoires, les pays et les terroirs, mais l’analyse des réseaux est maintenant placée au cœur de sa démarche. Ils sont définis comme un espace où la distance est discontinue, et composés de nœuds reliés par des lignes. Ils sont soit matériels (réseaux de transport de personnes, de biens ou d’énergie, câbles informatiques et autoroutes de l’information), soit immatériels. Partiellement dématérialisés (internet par exemple), ils sont le fait aussi bien d’individus que d’organisations. Les philosophes (Gilles Deleuze et Félix Guattari), les sociologues (Manuel Castells), les politistes (James Rosenau) et les économistes utilisent ce concept pour analyser les logiques réticulaires de fonctionnement des individus.
- territoriales > Territoire
- Étendue de surface sur laquelle vit un groupe humain. Ce terme recouvre des sens différents selon les disciplines des sciences sociales. Pour les géographes : espace socialisé, construit, où la distance est continue, dont les limites sont plus ou moins précises et dont les territoires étatiques ne sont qu’une des formes. Pour les sociologues et les politistes : un territoire est la construction sociale d’un espace dont le bornage par des frontières en fait le principe structurant d’une communauté politique et permet d’imposer l’autorité de l’État et son contrôle sur la population. Il est lié au contexte, à l’histoire et aux acteurs de sa construction. Max Weber associe étroitement l’État moderne rationnel-légal au critère de territorialité.
- génocides > Génocide
- Crime visé par la convention internationale du 9 décembre 1948. Sa définition pointe des actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, sous forme soit : a) de meurtre de membres du groupe ; b) d’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) de soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) de mesures cherchant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) de transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
- déplacements > Déplacés
- Selon l’Organisation internationale pour les migrations, le terme désigne les personnes ou groupes qui ont été forcés ou contraints à fuir ou quitter leur foyer ou leur lieu de résidence habituel, notamment en raison d’un conflit armé, de situations de violence généralisée, de violations des droits de l’homme ou de catastrophes naturelles ou provoquées par l’homme ou pour en éviter les effets, et qui n’ont pas franchi les frontières internationalement reconnues d’un État. En anglais IDPs (internally displaced persons).
- nationale > Nation
- Communauté politique fondée sur la conscience de caractéristiques partagées et/ou d’une volonté de vivre ensemble. On oppose habituellement une conception politique et une conception culturelle de la nation, qui, dans la pratique, s’influencent mutuellement et tendent à se rapprocher. Dans la conception politique, la nation est inventée et produite par un État, le territoire précède la nation et en dessine les contours (conception dite française, fondée sur le creuset républicain et le droit du sol). Dans l’acceptation culturelle de la nation, une culture communément partagée produit la nation. Le projet national consiste à rassembler cette population sur un même territoire (conception culturelle ou romantique ou « allemande » de la nation, fondée sur le droit du sang). Cette conception est en soi porteuse de conflits et peut conduire à l’épuration ethnique ou au génocide (Allemagne nazie, Grande Serbie, etc.).