Sociétés civiles
Deuxième grève internationale des femmes, Santa Fe, Argentine, 8 mars 2018
Crédit : Melina Nerina Medrano, 2018 / CC BY SA
Deuxième grève internationale des femmes, Santa Fe, Argentine, 8 mars 2018.
Cette manifestation de lutte contre les inégalités de genre, les violences faites aux femmes et en faveur de leurs droits en Argentine fait partie d’une mobilisation transnationale : à l’appel de plusieurs organisations féministes, plusieurs mouvements se sont coordonnés pour une grève internationale des femmes le 8 mars 2018. Elle s’inscrit également dans une mobilisation nationale concernant la légalisation de l’IVG en Argentine. Le projet de loi adopté par la Chambre des députés en juin 2018 a finalement été rejeté par les sénateurs en août 2018.
Résumé
L’usage de l’expression « société civile internationale » tend à homogénéiser et à déterritorialiser des acteurs très diversifiés, qui connaissent entre eux d’importantes inégalités et tensions, et n’ont en commun qu’une vocation à représenter les peuples, ceux d’en-bas, les victimes, etc. Qu’ils participent à des initiatives aux côtés d’États et d’organisations internationales ou qu’ils contestent ces institutions, les acteurs de la société civile sont devenus d’indispensables forces de proposition.
La notion de société civile, issue de la philosophie politique qui lui confère des sens variés, s’internationalise à partir des années 1990. Elle désigne alors des phénomènes qui seraient des indices de l’émergence d’une société civile mondiale/ transnationale /globale : manifestations altermondialistes aux sommets du G8 et lors des conférences ministérielles de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), Forums sociaux mondiaux, cortèges contre l’intervention en Irak en 2003 dans plusieurs villes du monde, structuration transnationale des organisations paysannes au sein du mouvement La Via Campesina à partir de 1993.
L’expression désigne des acteurs qui s’organisent hors des États et des organisations intergouvernementales qui tendent à les contester et à les influencer. Comme celles, connexes, d’ opinion publique mondiale ou d’ espace public mondial, elle est caractérisée par un flou définitionnel. Selon les interlocuteurs, elle comprend les ONG, les organisations de la société civile, les mouvements sociaux ou religieux, les peuples autochtones, quelquefois les syndicats et les think tanks, et même dans certains cas les acteurs du secteur marchand comme les FMN (firmes multinationales).
Usages de la société civile
Cette diversité des acceptions invite à s’interroger sur les usages d’une telle dénomination. Les acteurs auto-proclamés de la société civile s’en servent pour revendiquer une légitimité liée à ceux qu’ils prétendent représenter : les peuples, ceux d’en bas, les sans-voix, les victimes, etc. Utilisée par des OIG aussi différentes que l’ECOSOC (Conseil économique et social) qui ouvre son statut consultatif aux ONG nationales en 1996, la Banque mondiale, l’OIT (Organisation internationale du travail) et l’ISO (Organisation internationale de normalisation), l’expression permet d’illustrer leur démocratisation et de contribuer à pallier leur crise de légitimité en mettant en scène leur ouverture, certes sélective et hiérarchisée, aux acteurs non étatiques. Même le Conseil de sécurité des Nations unies dont la composition est interétatique participe de ce mouvement, avec l’invention des « formules Arria », du nom du diplomate vénézuélien qui, la première fois, a invité un prêtre à témoigner dans cette instance. Ces discours normatifs positifs et homogénéisants sont mis en perspective par les chercheurs.
Une société civile internationale ?
Tout d’abord, parler de société civile internationale revient à unifier, par l’usage du singulier, des acteurs très divers en termes de valeurs, de financements (publics, privés), de ressources, de stratégies, de positionnement et d’accès à la scène internationale. Sur ce point, les inégalités dans la répartition territoriale des ONG ayant un statut consultatif à l’ECOSOC sont révélatrices de la domination des ONG du Nord.
Commentaire : Depuis 1946, l’ONU permet aux acteurs non gouvernementaux d’assister, voire de participer aux débats multilatéraux. Ainsi, les ONG dont la demande est acceptée obtiennent un statut consultatif à l’ECOSOC. Trois statuts existent : le « général » accordé aux grandes ONG internationales dont l’action couvre plusieurs domaines, le « spécial » qui concerne celles davantage spécialisées sur un domaine, et enfin le « roster » rassemblant les autres. La carte montre que les ONG accréditées viennent d’abord des États-Unis (près de 1 000), d’Europe (Royaume-Uni, Suisse, France, Italie) mais aussi d’Inde (plus de 200), du Nigeria ou encore du Pakistan.
Cela masque ensuite toutes les relations de conflits et d’affrontements qui existent entre ces protagonistes. Ainsi, la constitution du mouvement paysan international La Via Campesina est marquée par les difficultés et les tensions entre les organisations paysannes, la Fédération internationale des producteurs agricoles (FIPA) et la Fondation Paulo Freire (Delphine Thiret).
Commentaire : La Via Campesina est un mouvement international né au début des années 1990 qui représente les paysans modestes ou sans terres ou indigènes. Ce mouvement – qui s’oppose à l’agriculture industrielle (grande utilisatrice d’OGM et de pesticides) et promeut une agriculture paysanne, une réforme agraire équitable et la souveraineté alimentaire – fédère de nombreuses organisations en Amérique, de même qu’en Europe de l’Ouest, en Asie du Sud (en Inde notamment) puis, dans une moindre mesure, en Asie du Sud-Est et dans quelques pays d’Afrique.
En outre, la dimension globale tend à occulter l’importance des aspects locaux et nationaux : les militants ne sont pas détachés de toute appartenance territoriale et inscrivent leur débat dans des préoccupations nationales. De plus, alors que cette expression semble indiquer une certaine autonomie de la société civile par rapport aux États et aux OI, des analyses soulignent combien ces sociétés civiles sont « saisies par le haut ». Enfin, cette notion invite implicitement à penser ces mouvements et organisations à l’aune de la nouveauté. Or, celle-ci est à relativiser : le mouvement transnational pour l’abolition de l’ esclavage date de la fin du xviii e siècle ; les premières organisations internationales étaient déjà des espaces de circulation et d’échanges avec les acteurs non étatiques.
Concertation, participation, proposition
Souvent présentés comme un contre-pouvoir, ces divers acteurs dits de la société civile se mobilisent à des fins de contestation, tels les altermondialistes et, plus récemment, les Occupiers et les Indignés, qui luttent contre la mondialisation néolibérale. Mais leurs actions ne se limitent pas à la protestation. Leur coopération avec des États permet d’influencer l’agenda international : ainsi, le groupe de travail non gouvernemental sur les femmes, la paix et la sécurité (NGOWG), la Namibie et la Jamaïque ont travaillé ensemble à l’organisation, en octobre 2000, au Conseil de sécurité, d’une formule Arria à laquelle étaient invitées plusieurs femmes activistes (comme Luz Méndez), afin de préparer l’adoption de la résolution 1325 sur les femmes, la paix, la sécurité.
La participation d’acteurs de la société civile au Comité de la sécurité alimentaire mondiale de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), réformé en 2009, permet à cette organisation, alors en crise et concurrencée par la Banque mondiale, l’OCDE ou l’OMC, de se repositionner dans les débats sur l’agriculture. Les sociétés civiles sont également force de proposition ainsi que l’illustre la réussite de deux coalitions internationales, la campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel (ICBL) et celle pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN), qui ont reçu le prix Nobel de la paix respectivement en 1997 et 2017.
Commentaire : Ce graphique montre le recours régulier et annuel à un type de réunion au Conseil de sécurité de l’ONU : les « formules Arria ». Ces réunions informelles – qui portent le nom d’un représentant du Venezuela auprès de l’ONU en 1992 – permettent aux membres du Conseil de sécurité d’avoir des échanges « francs » (en opposition à ceux dits « diplomatiques ») avec des invités (gouvernementaux comme non gouvernementaux).
- société civile > Société civile
- À l’échelle nationale, la société civile désigne une entité sociale distincte de l’État et dépassant les individus et les groupes qui la composent (classes sociales, catégories socioprofessionnelles, générations…). La notion de société civile mondiale est apparue au cours des années 1970 (John Burton, World Society) et désigne l’ensemble des relations sociales construites hors du contrôle de l’État sur la scène internationale par la mobilisation de ressortissants de tous les pays pour revendiquer des régulations infra ou supranationales. L’expression masque toutefois une grande diversité. La notion de société-monde apparaît pendant les années 1990 chez les géographes et désigne le processus le plus englobant de création d’un espace social à l’échelle de la planète.
- transnationale > Transnational
- Est transnationale toute relation qui, par destination ou par volonté délibérée, se construit dans l’espace mondial au-delà du cadre étatique national et qui se réalise en échappant, au moins partiellement, au contrôle ou à l’action médiatrice de l’État (Bertrand Badie, 1999). Le transnationalisme est une interprétation des relations internationales qui met l’accent sur le rôle des acteurs non étatiques et des flux traversant les frontières. Elle s’est développée à partir des années 1970 en réaction à la domination des analyses réalistes et néoréalistes autour d’auteurs comme Joseph Nye, Robert Keohane ou James Rosenau.
- altermondialistes > Altermondialiste
- Partisan d’une mondialisation plus équitable et plus humaine ne prenant pas seulement en compte les intérêts économiques des firmes et États les plus puissants. Dans leur majorité, les altermondialistes ne s’opposent pas à la dynamique de mondialisation en elle-même, mais à sa version libérale marchande actuelle et mobilisent les opinions publiques sur les nécessités du développement durable, du commerce équitable, de l’allégement de la dette des pays les plus pauvres. La nébuleuse altermondialiste agrège des mouvements locaux, nationaux et transnationaux, et utilise abondamment internet pour ses mobilisations. Les rassemblements réguliers du Forum social mondial, espace d’échange d’expériences, de débat d’idées et de formulation de propositions en sont un exemple parmi d’autres.
- G8 > G7/G8
- Suite aux rencontres informelles du Library Group (composé des représentants des États-Unis, de la France, de la RFA, du Japon et du Royaume-Uni), le président français Valéry Giscard d’Estaing réunit les chefs de gouvernement de six États en 1975 (l’Italie est ajoutée à la liste). Devenu G7 (Canada) en 1976, puis G8 (Russie) en 1997, il est aujourd’hui revenu à une configuration à sept depuis la suspension de la Russie (en raison de ses positions en Crimée). D’abord essentiellement économique et financier, l’agenda du G7-G8 s’est ensuite élargi pour traiter de questions de sécurité, politiques et sociales. Ce club de grandes puissances paraît peu légitime et peu représentatif et ses sommets donnent régulièrement lieu à des manifestations.
- États > État
- L’État est un système politique centralisé (différent du système féodal), différencié (de la société civile, espace public/privé), institutionnalisé (dépersonnalisation de l’institution), territorialisé (un territoire dont les frontières marquent de manière absolue les limites de sa compétence), qui prétend à la souveraineté (détention du pouvoir ultime) et se doit d’assurer la sécurité de sa population. En droit international public, l’État se définit par une population qui vit sur un territoire borné par des frontières sous l’autorité d’un pouvoir politique (État national territorial).
- opinion publique > Opinion publique
- Cette expression désigne l’ensemble des représentations socialement construites et véhiculées par les médias, les sondages, les élites, de ce qu’est censée penser la population sur les questions d’actualité. L’opinion publique sur l’international décrit l’opinion nationale s’exprimant sur les questions internationales. De nombreux acteurs, ONG, associations, firmes ou organisations internationales invoquent « l’opinion publique internationale », lui donnant par là même une certaine existence sociale. Pourtant, la transposition à l’échelle internationale d’un concept déjà contesté à l’échelle nationale pose problème : l’essor des mobilisations et des solidarités transnationales, exprimées à travers des mouvements de protestation ou de lobbying, n’exprime pas pour autant une opinion mondiale.
- espace public > Espace public
- Concept du philosophe Jürgen Habermas (1978) selon lequel le politique devient un thème de débat, de publicité et se trouve donc livré à l’opinion publique nationale, laquelle permet une considérable limitation à l’absolutisme. Transposé à l’échelle internationale, on constate le développement d’un tel espace par le fait que des acteurs autres que les États se saisissent de questions qui relevaient auparavant de la souveraineté nationale.
- ONG > Organisation non gouvernementale
- L’usage de cette expression s’est développé à la suite de son insertion dans l’article 71 de la Charte des Nations unies. Il n’existe pas de statut juridique international des ONG, si bien que ce sigle désigne des acteurs très différents selon les discours et les pratiques. Il s’agit généralement d’associations constituées de manière durable par des particuliers en vue de réaliser des objectifs non lucratifs, souvent liés à des valeurs et des convictions (idéologiques, humanistes, écologiques, religieuses, etc.) et non des intérêts. Actives tant à l’échelle locale que mondiale, sur des thèmes divers, les ONG se comptent aujourd’hui par dizaines de milliers, mais sont d’importances très inégales en termes de budget, de personnel et de développement.
- FMN > Firme multinationale
- Entreprise ayant réalisé des investissements directs à l’étranger (IDE) lui permettant de posséder des implantations qu’elle contrôle entièrement ou partiellement (des filiales). Les premières datent de la fin du xixe siècle ; elles se sont généralisées au début du xxie siècle. La majorité des IDE se font entre pays industrialisés. Plus que multinationales, ces entreprises sont transnationales et ont tendance, pour les plus importantes, à se transformer en entreprises-réseaux globales.
- acteurs non étatiques > Acteur
- Individu, groupe, organisation dont les actions affectent la distribution des valeurs et ressources à l’échelle planétaire. L’État a longtemps été considéré comme l’acteur principal sur la scène internationale, mais les acteurs non étatiques se sont multipliés et diversifiés (firmes, organisations non gouvernementales, groupes d’intérêt, mafias, acteurs religieux, etc.) au cours des décennies récentes. La mondialisation contemporaine se traduit par la complexification des rapports entre ces acteurs.
- Conseil de sécurité
- Selon la Charte des Nations unies, le Conseil de sécurité détient la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales. Il est composé de cinq membres permanents (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie), qui peuvent chacun faire échouer un projet de résolution par un vote négatif (droit de veto), et de dix membres élus (six jusqu’en 1965) par l’Assemblée générale pour une période non immédiatement renouvelable de deux ans. Ses résolutions ont un caractère contraignant.
- Nord
- Voir Nord et Sud
- sociétés civiles > Société civile
- À l’échelle nationale, la société civile désigne une entité sociale distincte de l’État et dépassant les individus et les groupes qui la composent (classes sociales, catégories socioprofessionnelles, générations…). La notion de société civile mondiale est apparue au cours des années 1970 (John Burton, World Society) et désigne l’ensemble des relations sociales construites hors du contrôle de l’État sur la scène internationale par la mobilisation de ressortissants de tous les pays pour revendiquer des régulations infra ou supranationales. L’expression masque toutefois une grande diversité. La notion de société-monde apparaît pendant les années 1990 chez les géographes et désigne le processus le plus englobant de création d’un espace social à l’échelle de la planète.
- esclavage > Esclavage
- Du début du xviie siècle à la fin du xixe siècle, l’esclavage constitue la base du développement économique et de l’organisation des sociétés du Nouveau Monde (États du Sud des États-Unis, Antilles, Brésil…). La main-d’œuvre africaine, domestique et agricole, importée et échangée comme marchandise, permet le développement des plantations de sucre, tabac, coton et l’exploitation des métaux précieux. Aujourd’hui, l’Organisation internationale du travail (OIT) définit l’esclavage moderne par la somme des victimes du travail forcé public ou privé (domestique, construction, agriculture), de l’exploitation sexuelle et du mariage forcé.
- organisations internationales > Organisation internationale
- Selon Clive Archer, une OI est « une structure formelle, durable, établie par un accord entre ses membres (gouvernementaux et/ou non gouvernementaux), à partir de deux ou plusieurs États souverains, dans le but de poursuivre un intérêt commun aux membres ». Marie-Claude Smouts désigne trois traits distinctifs des OI : elles procèdent d’un « acte fondateur » (traité, charte, statut), s’inscrivent dans un cadre matériel (siège, financement, personnel), et constituent un « mécanisme de coordination ».
- circulation > Circulation
- Hommes, marchandises, services, capitaux, informations, idées, valeurs et modèles sont objets de transferts et d’échanges de plus en plus importants. L’augmentation, la diversification et l’accélération des circulations caractérisent les processus actuels de mondialisation. Elles mettent en relation des espaces économiques et sociaux, par l’intermédiaire de réseaux qui, selon leur densité, leur fluidité, leur débit et leur hiérarchie peuvent profondément les différencier. De toutes les circulations, l’information au sens le plus large du terme est celle qui connaît la croissance la plus rapide, alors que celle des hommes est celle qui rencontre le plus d’obstacles.
- néolibérale > Néolibéral
- Utilisé par les courants critiques, le terme néo-libéral ne se rattache à aucune école auto-revendiquée en économie. Il fait généralement référence aux politiques économiques inspirées de l’École de Chicago (Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976) et partiellement appliquées par Margaret Thatcher au Royaume-Uni ou Ronald Reagan aux États-Unis au cours des années 1980, puis recommandées par les institutions économiques et financières telles que la Banque mondiale ou le FMI. Ces politiques se traduisent par un pilotage étatique de mesures de privatisation et de dérégulation des marchés, et se distinguent du libéralisme classique par l’importance accordée à l’efficacité économique par rapport aux libertés politiques.