Résumé

L’usage de l’expression « société civile internationale » tend à homogénéiser et à déterritorialiser des acteurs très diversifiés, qui connaissent entre eux d’importantes inégalités et tensions, et n’ont en commun qu’une vocation à représenter les peuples, ceux d’en-bas, les victimes, etc. Qu’ils participent à des initiatives aux côtés d’États et d’organisations internationales ou qu’ils contestent ces institutions, les acteurs de la société civile sont devenus d’indispensables forces de proposition.

La notion de société civile, issue de la philosophie politique qui lui confère des sens variés, s’internationalise à partir des années 1990. Elle désigne alors des phénomènes qui seraient des indices de l’émergence d’une société civile mondiale/ transnationale /globale : manifestations altermondialistes aux sommets du G8 et lors des conférences ministérielles de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), Forums sociaux mondiaux, cortèges contre l’intervention en Irak en 2003 dans plusieurs villes du monde, structuration transnationale des organisations paysannes au sein du mouvement La Via Campesina à partir de 1993.

L’expression désigne des acteurs qui s’organisent hors des États et des organisations intergouvernementales qui tendent à les contester et à les influencer. Comme celles, connexes, d’ opinion publique mondiale ou d’ espace public mondial, elle est caractérisée par un flou définitionnel. Selon les interlocuteurs, elle comprend les ONG, les organisations de la société civile, les mouvements sociaux ou religieux, les peuples autochtones, quelquefois les syndicats et les think tanks, et même dans certains cas les acteurs du secteur marchand comme les FMN (firmes multinationales).

Usages de la société civile

Cette diversité des acceptions invite à s’interroger sur les usages d’une telle dénomination. Les acteurs auto-proclamés de la société civile s’en servent pour revendiquer une légitimité liée à ceux qu’ils prétendent représenter : les peuples, ceux d’en bas, les sans-voix, les victimes, etc. Utilisée par des OIG aussi différentes que l’ECOSOC (Conseil économique et social) qui ouvre son statut consultatif aux ONG nationales en 1996, la Banque mondiale, l’OIT (Organisation internationale du travail) et l’ISO (Organisation internationale de normalisation), l’expression permet d’illustrer leur démocratisation et de contribuer à pallier leur crise de légitimité en mettant en scène leur ouverture, certes sélective et hiérarchisée, aux acteurs non étatiques. Même le Conseil de sécurité des Nations unies dont la composition est interétatique participe de ce mouvement, avec l’invention des « formules Arria », du nom du diplomate vénézuélien qui, la première fois, a invité un prêtre à témoigner dans cette instance. Ces discours normatifs positifs et homogénéisants sont mis en perspective par les chercheurs.

Une société civile internationale ?

Tout d’abord, parler de société civile internationale revient à unifier, par l’usage du singulier, des acteurs très divers en termes de valeurs, de financements (publics, privés), de ressources, de stratégies, de positionnement et d’accès à la scène internationale. Sur ce point, les inégalités dans la répartition territoriale des ONG ayant un statut consultatif à l’ECOSOC sont révélatrices de la domination des ONG du Nord.

ONG accréditées au Conseil économique et social (ECOSOC), 1946-2016

Source : Nations unies, Département des affaires économiques et sociales, www.esango.un.org 

Commentaire : Depuis 1946, l’ONU permet aux acteurs non gouvernementaux d’assister, voire de participer aux débats multilatéraux. Ainsi, les ONG dont la demande est acceptée obtiennent un statut consultatif à l’ECOSOC. Trois statuts existent : le « général » accordé aux grandes ONG internationales dont l’action couvre plusieurs domaines, le « spécial » qui concerne celles davantage spécialisées sur un domaine, et enfin le « roster » rassemblant les autres. La carte montre que les ONG accréditées viennent d’abord des États-Unis (près de 1 000), d’Europe (Royaume-Uni, Suisse, France, Italie) mais aussi d’Inde (plus de 200), du Nigeria ou encore du Pakistan.

Cela masque ensuite toutes les relations de conflits et d’affrontements qui existent entre ces protagonistes. Ainsi, la constitution du mouvement paysan international La Via Campesina est marquée par les difficultés et les tensions entre les organisations paysannes, la Fédération internationale des producteurs agricoles (FIPA) et la Fondation Paulo Freire (Delphine Thiret).

Implantation de La Via Campesina, 2017

Source : La Via Campesina, Rapport de la VIIe Conférence, juillet 2017, www.viacampesina.org 

Commentaire : La Via Campesina est un mouvement international né au début des années 1990 qui représente les paysans modestes ou sans terres ou indigènes. Ce mouvement – qui s’oppose à l’agriculture industrielle (grande utilisatrice d’OGM et de pesticides) et promeut une agriculture paysanne, une réforme agraire équitable et la souveraineté alimentaire – fédère de nombreuses organisations en Amérique, de même qu’en Europe de l’Ouest, en Asie du Sud (en Inde notamment) puis, dans une moindre mesure, en Asie du Sud-Est et dans quelques pays d’Afrique.

En outre, la dimension globale tend à occulter l’importance des aspects locaux et nationaux : les militants ne sont pas détachés de toute appartenance territoriale et inscrivent leur débat dans des préoccupations nationales. De plus, alors que cette expression semble indiquer une certaine autonomie de la société civile par rapport aux États et aux OI, des analyses soulignent combien ces sociétés civiles sont « saisies par le haut ». Enfin, cette notion invite implicitement à penser ces mouvements et organisations à l’aune de la nouveauté. Or, celle-ci est à relativiser : le mouvement transnational pour l’abolition de l’ esclavage date de la fin du xviii e siècle ; les premières organisations internationales étaient déjà des espaces de circulation et d’échanges avec les acteurs non étatiques.

Concertation, participation, proposition

Souvent présentés comme un contre-pouvoir, ces divers acteurs dits de la société civile se mobilisent à des fins de contestation, tels les altermondialistes et, plus récemment, les Occupiers et les Indignés, qui luttent contre la mondialisation néolibérale. Mais leurs actions ne se limitent pas à la protestation. Leur coopération avec des États permet d’influencer l’agenda international : ainsi, le groupe de travail non gouvernemental sur les femmes, la paix et la sécurité (NGOWG), la Namibie et la Jamaïque ont travaillé ensemble à l’organisation, en octobre 2000, au Conseil de sécurité, d’une formule Arria à laquelle étaient invitées plusieurs femmes activistes (comme Luz Méndez), afin de préparer l’adoption de la résolution 1325 sur les femmes, la paix, la sécurité.

La participation d’acteurs de la société civile au Comité de la sécurité alimentaire mondiale de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), réformé en 2009, permet à cette organisation, alors en crise et concurrencée par la Banque mondiale, l’OCDE ou l’OMC, de se repositionner dans les débats sur l’agriculture. Les sociétés civiles sont également force de proposition ainsi que l’illustre la réussite de deux coalitions internationales, la campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel (ICBL) et celle pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN), qui ont reçu le prix Nobel de la paix respectivement en 1997 et 2017.

Formules Arria au Conseil de sécurité des Nations unies, 1992-2017

Source : Security Council Report, www.securitycouncilreport.org 

Commentaire : Ce graphique montre le recours régulier et annuel à un type de réunion au Conseil de sécurité de l’ONU : les « formules Arria ». Ces réunions informelles – qui portent le nom d’un représentant du Venezuela auprès de l’ONU en 1992 – permettent aux membres du Conseil de sécurité d’avoir des échanges « francs » (en opposition à ceux dits « diplomatiques ») avec des invités (gouvernementaux comme non gouvernementaux).

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