L’humanitaire
Livraison d'eau à Haïti suite à l'ouragan Sandy, 2012
Crédit : UN Photo / Logan Abassi
Livraison d'eau à Haïti suite à l'ouragan Sandy, 2012.
Des employés du Haut commissariat aux réfugiés des Nations Unies (UNHCR) et CARE rassemblent des lots d’abris et de moustiquaires qui ont été largués d’un avion cargo C-130 de la Force aérienne des États-Unis, au Kenya. Robert Palomares, U.S. Navy, 2006. L'action humanitaire, qui intervient à l'issue d'une situation de crise (conflit, catastrophe naturelle), se caractérise par la pluralité des acteurs qu'elle mobilise. Aux OI et ONG intervenant selon les principes de neutralité et de non-discrimination, s'ajoutent souvent des déploiements militaires, en particulier dans les zones jugées dangereuses ou difficiles d'accès. De ces situation de coopération civilo-militaire, résultent des interactions entre des acteurs dont les référents et modes d'action sont éloignés, suscitant occasionnellement des tensions sur le terrain, malgré une volonté croissante de coordination.
Résumé
L’action humanitaire repose sur des normes de droit et sur l’engagement neutre et universel de ses acteurs, dans l’objectif d’alléger les souffrances de populations en situation d’urgence. Les transformations des conflits, l’évolution des rapports internationaux et la remise en cause de l’universalisme incitent à faire évoluer les contextes opérationnels des acteurs de l’aide et à s’interroger sur la légitimité de leurs interventions.
Remontant à la fondation du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) par Henry Dunant et 16 États européens en 1863, l’action humanitaire répond à l’impératif d’alléger les souffrances de populations en situation d’urgence. Elle repose à la fois sur l’engagement impartial et universel de ses acteurs, sur une série de normes codifiées par le droit international humanitaire (notamment les conventions de Genève) et sur l’engagement complémentaire d’acteurs publics et privés (ONG, OI, États). Les transformations des conflits contemporains, de même que l’évolution des rapports internationaux et la remise en cause de l’universalisme, font évoluer les contextes opérationnels des acteurs de l’humanitaire tout en soulevant la question des conditions de légitimité de leurs interventions.
Émergence du sans-frontiérisme
Alors que la Croix-Rouge et les premières ONG humanitaires intervenaient en concertation avec les acteurs étatiques, les années 1970 marquent l’émergence du sans-frontiérisme, conception de l’aide fondée sur l’idée d’un engagement au service de causes universelles et échappant – voire s’opposant – à toute médiation étatique. Pour les initiateurs de cette approche, notamment les fondateurs de l’ONG Médecins sans frontières dans le contexte de l’émotion soulevée par la guerre du Biafra (1967-1970), l’action humanitaire est avant tout un impératif moral. Ses acteurs ont non seulement le devoir d’aider toutes les victimes de conflits, indépendamment de leur nature et de leurs engagements, mais aussi de témoigner des situations dans lesquelles des abus sont perpétrés par les États eux-mêmes. C’est de ces principes d’engagement que naît l’idée de droit d’ ingérence humanitaire, à partir duquel les Nations unies ont formulé en 2005 le concept de responsabilité de protéger.
Commentaire : L’ONG médicale humanitaire internationale Médecins sans frontières (MSF), créée en 1971, est organisée en 24 sections indépendantes (essentiellement localisées dans les pays du Nord, au Brésil et en Afrique du Sud) et en bureaux annexes, aussi dans des pays du Nord ou des émergents. L’ONG mobilise des bénévoles qui contribuent à la collecte de fonds (plus de 90 % des fonds sont privés, garantie d’une indépendance aux États). MSF mène des actions de sensibilisation, de communication et d’assistance à ceux dont la santé et la vie sont menacées (conflits, épidémies, catastrophes naturelles et exclusions de soins). Le déploiement du personnel montre la géographie des actions sur le terrain : surtout en Afrique, en Asie de l’Ouest et en Haïti.
La transformation des conflits, et par conséquent des contextes d’intervention des acteurs de l’aide humanitaire, altère les formes de leurs engagements tout en entraînant des interrogations sur leur capacité à préserver leur neutralité.
La remise en question du droit international humanitaire, dans des contextes où la distinction entre civils et militaires paraît souvent ténue, conduit à une présence humanitaire au plus près des lignes de front. En résultent de nouvelles problématiques de sécurité pour ces acteurs, parfois directement ciblés par des belligérants (MSF [Médecins sans frontières] a notamment dénoncé ce ciblage après le bombardement par l’armée afghane de l’ hôpital de Kunduz en Afghanistan en 2015). Se pose alors la question d’accepter ou non la protection d’armées régulières ou de mouvements rebelles, quitte à remettre en question, au moins en apparence, l’impartialité de l’engagement humanitaire.
Le débat sur la neutralité et les relations à entretenir avec les organisations armées procède parallèlement de la nature de plus en plus souvent intégrée, civile et militaire, des interventions internationales en matière de résolution de conflits. Il s’ajoute au dilemme des ONG face à la question de se placer ou non sous protection armée (et si oui, de qui ? compagnies de sécurité privée, milices, armées régulières, intervenants internationaux ?) lorsqu’elles interviennent au plus près des lignes de front – ce qui est de plus en plus fréquent, dans le contexte de conflits contemporains marqués précisément par le brouillage de la distinction entre le « front » et « l’arrière ». Cette imbrication conduit certains acteurs humanitaires à pointer les risques et éventuelles compromissions d’une action humanitaire « casquée », nourrissant selon eux la confusion des genres et donc le ciblage d’ONG assimilées à l’ennemi par certains belligérants.
Commentaire : Ce graphique montre l’importance des acteurs autres que les militaires (Casques bleus) et les policiers dans les opérations de maintien de la paix de l’ONU. La part de ces civils en marge des opérations est importante dans les petites opérations (Kosovo, Pakistan, Moyen-Orient, Sahara occidental, etc.), alors que dans les opérations massives (de 10 000 à plus de 20 000 participants), les civils ne dépassent jamais le cinquième des effectifs (RDC en 2010, Darfour en 2007, Soudan du Sud en 2011, Mali en 2013, République centrafricaine en 2014 ou encore Liban en 1978).
Entre volonté de coordination et remise en cause de l’universalisme
Dans ce contexte d’évolution de la relation entre acteurs humanitaires et intervenants étatiques ou organisations internationales, on assiste au renforcement des tentatives de coordination de l’aide de la part des organisations internationales. Cette dimension n’est pas nouvelle : un premier traité a été signé en 1927 sous l’égide de la SDN (Société des Nations), puis l’Organisation des Nations unies pour le secours en cas de catastrophe a été fondée en 1971 avant d’être remplacée en 1991 par le Bureau de coordination de l’aide humanitaire des Nations unies. Mais la réforme humanitaire de 2005 a accentué la volonté onusienne de rationaliser l’aide, perçue par certains comme une tentative de contrôle.
On voit aussi se dessiner une remise en cause de l’universalisme humanitaire, tant au plan des principes que dans les pratiques de certains acteurs. Au plan des principes, elle est formulée depuis les années 1990 et le débat opposant des « valeurs asiatiques » à un universalisme assimilé par ses critiques à une affirmation de valeurs occidentales. Des ONG fondées sur une base identitaire ou religieuse se sont développées à la faveur de ce débat. Elles n’appliquent pas le principe de neutralité et se situent à l’opposé des modes d’action des premières ONG confessionnelles, très tôt impliquées dans le champ humanitaire au nom du principe de charité présent dans toutes les traditions religieuses. On peut citer à cet égard la différence entre des ONG confessionnelles conventionnelles, comme Caritas et le Secours islamique, qui se veulent parties prenantes d’un humanitarisme pluraliste, et des ONG à dimension communautaire comme BarakaCity ou SOS Chrétiens d’Orient, dont les actions de levées de fonds comme les interventions se limitent aux contours de leurs communautés respectives.
Commentaire : Fondé en 1991, le Secours islamique France est une ONG française d’assistance humanitaire et de développement. Signataire du code de conduite pour le Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, l’ONG s’engage à intervenir de manière indépendante et impartiale tout en s’inspirant de valeurs islamiques. Ses dépenses, financées à hauteur de 60 % par des dons, concernent principalement la France, le Moyen-Orient, l’Afrique sahélienne et l’Asie du Sud.
- droit international humanitaire > Droit international humanitaire
- Il cherche à atténuer les souffrances des victimes de conflits armés, à protéger les populations civiles, et impose des obligations aux États les uns envers les autres et à l’égard de leur population. Aussi nommé « droit de la guerre » ou « droit des conflits armés », il a évolué avec leurs transformations. Codifié par le Comité international de la Croix-Rouge (créé en 1863) et la première convention en 1864, il repose sur les principes de neutralité, d’interdiction d’armes préjudiciables et d’immunité aux non-combattants. Les Conventions de Genève de 1949 (blessés et malades dans les forces armées, prisonniers de guerre et protection des civils en temps de guerre) ont été complétées par des Protocoles additionnels en 1977 et en 2005. La Cour pénale internationale (CPI) juge les crimes de guerre, de génocide et les crimes contre l’humanité.
- ONG > Organisation non gouvernementale
- L’usage de cette expression s’est développé à la suite de son insertion dans l’article 71 de la Charte des Nations unies. Il n’existe pas de statut juridique international des ONG, si bien que ce sigle désigne des acteurs très différents selon les discours et les pratiques. Il s’agit généralement d’associations constituées de manière durable par des particuliers en vue de réaliser des objectifs non lucratifs, souvent liés à des valeurs et des convictions (idéologiques, humanistes, écologiques, religieuses, etc.) et non des intérêts. Actives tant à l’échelle locale que mondiale, sur des thèmes divers, les ONG se comptent aujourd’hui par dizaines de milliers, mais sont d’importances très inégales en termes de budget, de personnel et de développement.
- médiation > Médiation
- Mode de résolution pacifique des différends impliquant le recours à un intermédiaire, le médiateur, afin d’aider les parties en conflit à trouver une issue négociée par des concessions mutuelles. Le médiateur est censé intervenir avec impartialité et en toute indépendance. Réglementée sur le plan international par la Convention de La Haye (1907), la médiation s’est déployée dans le cadre de la Société des Nations (SDN) puis surtout de l’Organisation des Nations unies. La médiation est également pratiquée au sein des États démocratiques afin de résoudre des litiges mineurs (médiation familiale, culturelle, judiciaire, etc.).
- conflits > Guerre
- Affrontement violent entre groupes armés sur des valeurs, des statuts, des pouvoirs ou des ressources rares, et dans lequel le but de chacun est de neutraliser, d’affaiblir ou d’éliminer ses adversaires. Cette violence armée collective organisée peut être le fait d’États (via leurs armées nationales) ou de groupes non étatiques ; elle peut opposer plusieurs États (guerre interétatique) ou se dérouler à l’intérieur d’un État (guerre civile). Progressivement codifiées et encadrées par le droit, les premières sont devenues rares, tandis que les secondes, aujourd’hui essentiellement causées par la défaillance institutionnelle des États, tendent à s’internationaliser, à perdurer (parfois des décennies) et à être extrêmement meurtrières, surtout pour les populations civiles.
- sécurité privée > Sécurité privée
- Désigne le phénomène contemporain d’érosion du monopole de la violence physique légitime, traditionnellement dévolu à l’État (Max Weber), qui s’inscrit dans un contexte plus large de privatisation de ses fonctions régaliennes. La faible capacité de certains États à assurer leur propre sécurité entraîne la constitution de milices privées et de groupes d’autodéfense remplaçant une police défaillante. Lorsque des conflits infra-étatiques éclatent, la concurrence pour l’exercice du pouvoir et/ou le contrôle de ressources entraîne la formation de groupes paramilitaires, la participation de mercenaires et l’ascension de seigneurs de guerre (warlords), chefs militaires locaux qui profitent de l’instabilité sociopolitique de l’État pour accroître leur domination politique et territoriale. Les agences de sécurité privée vendent leurs services aux États ou aux entreprises (interventions, surveillance, informations, etc.).
- organisations internationales > Organisation internationale
- Selon Clive Archer, une OI est « une structure formelle, durable, établie par un accord entre ses membres (gouvernementaux et/ou non gouvernementaux), à partir de deux ou plusieurs États souverains, dans le but de poursuivre un intérêt commun aux membres ». Marie-Claude Smouts désigne trois traits distinctifs des OI : elles procèdent d’un « acte fondateur » (traité, charte, statut), s’inscrivent dans un cadre matériel (siège, financement, personnel), et constituent un « mécanisme de coordination ».
- identitaire > Identité
- Notion ambiguë, plurielle, subjective, souvent instrumentalisée ou manipulée. Aucune identité n’est prédestinée ni naturelle, mieux vaut donc parler de construction identitaire, ou de processus de construction de représentations élaborées par un individu ou un groupe. Ces représentations ne sont ni stables ni permanentes et définissent l’individu ou le groupe à la fois par lui-même, par rapport ou en opposition aux autres, et par les autres. Les individus et les groupes en usent selon leurs intérêts et les contraintes propres à la situation dans laquelle ils se trouvent ; il s’agit donc d’une construction dans l’interaction. Cette combinaison d’appartenances, d’allégeances et de reconnaissance interne et externe est un processus complexe, plus ou moins conscient et contradictoire, toujours dans la combinaison et la recomposition.
- religieuse > Religieux
- Il n’existe pas d’acception universelle de la notion de religion, pas plus qu’il n’existe de distinction claire entre religion et secte. De manière générale, une religion est un système de croyances impliquant une distinction entre le profane et le sacré, et se manifeste par un ensemble d’actes rituels permettant de matérialiser cette distinction. Est religieux celui qui pratique ou revendique une religion, mais également celui qui fait de la religion sa profession et y consacre sa vie.
- communautaire > Communautaire
- Notions apparues à la fin des années 1970 dans la science politique, qui désignent la construction de l’identité, de l’appartenance et de l’allégeance sur des bases ethniques, linguistiques, religieuses ou sociologiques, à côté, voire contre l’État et le contrat social qu’il est censé garantir. La mondialisation contemporaine modifie profondément le rôle des États et des individus d’une part, les rapports complexes entre universalisme et particularisme d’autre part, ouvrant ainsi des espaces à l’émergence de multiples formes de communautarisme.